Tombe nuptiale: Long champ des cascades de la vie
Il y a quelques mois, que je fis, aux concerts élancés de la littérature, la découverte de l’œuvre de 82 pages de Miessan Ankon Justin, alors parfaitement inconnue en Côte d’Ivoire. Je n’arrive encore pas à croire aujourd’hui de quelle réprobation sont frappées immédiatement ces nombreuses œuvres littéraires admirables (ou même détestables) qui naissent rapidement et meurent lentement sans qu’on ait eu à les entendre, à les décortiquer.
C’est écœurant, diffus, d’une difficulté horrible. « Tombe Nuptiale » m’est tombée sous la main comme une histoire d’amour subite. Comme un coup violent qu’on lance à l’adversaire. Et la couverture attirante pourtant ne m’a guère accroché. Bizarre. Puis, trois mois écoulés, dans la guerre du savoir, j’ouvre les premières pages, ce jour quelconque. C’est vrai, et sans le nier, la plume de l’auteur n’est pas une citadelle, encore moins une robe britannique. Cette œuvre, par son style admissible, par sa sobriété harmonique et son orchestration aboutie, et même par sa forme nouée de coquilles parfois légendaires, se distingue tout à fait des autres romans à l’huile d’olive qui glanent leurs baves dans les rayons de librairies. Histoire ravissante de questions. Histoire polluée de diables. Histoire révoltante. Elle reste l’une des plus émouvantes, des plus inconvenantes à la fois, comme la maîtresse du coupable. Comme quoi, chaque jour de notre vie est une poésie. Et cette poésie renvoie toujours à une page, souvent hérissée de printemps, souvent dépourvue de mélodie. Mais, n’est-ce pas cela le nom même de la Vie ? Tombe Nuptiale, adulée par les nombreux prénoms folkloriques, souvent longs et lassants, énervants même par moment – certainement une façon à l’auteur de nous crier qu’il fait parti de ces auteurs africains très solitaires qui pensent qu’il existe de nos jours une littérature purement africaine – l’œuvre est la composition d’une histoire dirigée et organisée avec tant de soin, sombre, avec des coupures monstrueuses, comme on s’en permettrait dans un ballet d’Alembert. L’absence de chapitre aide véritablement à avaler le livre en un trait. L’auteur, en le faisant, est évidemment resté sous l’empire de l’écrivain ivoirien Venance Konan dans Catapillas, ces ingrats.
Enfin, je vous invite à déguster avec moi cette histoire que je nomme carabinée. Akomian est reçu dans une de ces familles de charmants badinages, où la vie rit à brillantes dents, quand, sorti du fin fond d’un inconnu village, il arrive à la capitale à l’âge de 18 ans. Son cœur si bavard de générosité et de courage, qui n’appartient à aucune coterie, lui ouvre rapidement les portes du travail. Il est employé dans une usine de fabrication et de livraison d’alcool. Aiguillonné ainsi par ses tuteurs, les Ahoty, le jeune salarié gagne une promotion sous symphonies en ré et concerts de flûte. L’homme est professionnellement irréprochable, ou presque. Il plane dans la bonne direction. Comme son cœur est bon ! Mais survient subitement l’imperceptible fraction. La boutade. Akomian tombe amoureux de la petite Boussouman, la fille cadette des Ahoty aux allures de biche, à la taille acoustique de gazelle, qu’il a vu grandir lentement. La jeune fleur refuse catégoriquement la relation. De toutes les façons, et tout en silence, elle est amoureuse d’un homme marié, son professeur d’anatomie, avec qui elle a des rapports sexuels à la dimension de l’allégresse. Rien ne peut lui faire changer d’avis. Même pas les nombreux cadeaux que multiplie sans arrêt Akomian, cette tête de mule cinq étoiles. L’homme amplifie et renforce toutes les stratégies lui conseillées par son collègue et ami Kouandjadjo. En vain. Boussouman reste infaillible. Jusqu’au point de se convaincre qu’il manque à toutes ses techniques d’approche, un petit plus : l’argent, beaucoup d’argent. Akomian participe alors à un vol en réunion à la suite duquel il sera mis aux arrêts pour six mois. Même tout l’argent offert à la belle et magnifique Boussouman, tous ces cadeaux achetés dans les plus grands magasins de luxe ne suffiront pas à nourrir d’espoir notre homme. Parce que jamais son amour n’ira lui rendre visite dans sa cellule puante. Jamais elle n’osera même demander de ses nouvelles. Boussouman n’en a rien à cirer. Qu’Akomian vive ou même qu’il meurt, tout ce qui compte pour la jeune élève, c’est de s’envoyer en l’air comme à son habitude avec « monsieur le professeur ». Akomian a purgé sa peine. Akomian est rentré à la maison. Il est accueilli en luth et fanfare. Car beaucoup croient en son innocence : « comment lui, Akomian, peut être impliqué dans un commérage de vol ? » Mais la fête et ses bruits intéressent peu notre blanc-voleur. Il est rouge de colère. Sa « Bouss » n’a même pas cligné de l’œil, ni pour lui souhaiter la bienvenue, ni encore moins pour échanger. Mais il repartira de plus belle dans son aveuglement. Il trouvera même un nouvel emploi. Et continuera à multiplier les cadeaux pour Bouss. L’amour ! L’amour ! Akomian ne peut baisser les bras, lui l’intrépide, lui le garçon-courage. Pourtant Boussouman est catégorique, proférant des propos venimeux avec « un ballet de gestes qui ne proposeront jamais à Akomian de reprendre ses cadeaux » : « tu perds ton temps à espérer que je changerai d’avis ! » La claque cette fois est lourde. « Je coucherai avec toi, ici ou ailleurs, même si c’est au fond d’une tombe, au milieu de ta stèle. Crois-moi ! » Akomian a-t-il mesuré ses propos ? A-t-il pensé ce qui est sorti au milieu de sa rude colère ? Peu importe. Ce soir quand il rentre à la maison, le ciel gronde. Boussouman est morte au beau mitan de Bassam dans un accident de circulation de retour d’une ballade amoureuse avec son amant. Akomian n’est pas triste. « Pensait-elle que Dieu sommeille ? Refuser l’amour limpide d’un jeune et entreprenant célibataire et aller se faire tripoter entre midi et deux par un homme marié ! Boussouman tu ne mérites pas que je te pleure » Si on en restait là, l’histoire serait une histoire comme toute autre. Un amour qu’on veut et qui nous fuit, une fille qu’on aime mais qui en aime un autre, un homme qu’on aime mais qui a déjà pris attache avec la Bague. La vie ! Akomian avait dit. Akomian le fera. « Il se leva [cette nuit] le cœur noir de colère (…) et s’en alla au cimetière. (…) Il marcha à pas prudents vers la tombe de Boussouman qu’il n’eut aucun mal à repérer. Il dégagea le sable pour s’offrir l’objet tant recherché au prix de mille efforts. Boussouman était là, inerte, étalée tout le long, les mains croisées sur la poitrine. Akomian retira ses vêtements, la mit nue puis caressa un bon moment les mains moites et la poitrine demeurée ferme du cadavre. Il vint s’accroupir, tel un chat à l’affût, désunit les jambes de sa Bouss et enfila violemment des coups de reins magistraux jusqu’à libérer sa semence. Il prit les linceuls et se nettoya le membre. » Horrible ! Inconcevable ! Inhumain ! Qui aurait parié ? La nouvelle prit toute la ville. Et Akomian avait disparu. Même pas une trace de son parfum. Et quand il revient, il est fou. Oui, fou de folie, lui le nécrophile banni !
La parole est un vent querelleur. Lorsqu’elle est lancée, elle va jusqu’à atteindre son dessein. Alors, chaque acte que nous posons, chaque parole qui sort de nos lèvres doit regarder à son effet sur notre vie, sur les autres, sur nous-mêmes. Car voyez-vous, la lèvre est sacrée. Et son jus conduit notre vie, inéluctablement. Entre autre, l’amour est comme un chant. Mais un chant doux. Lorsqu’il est mal exprimé, quand il manque une guitare, quand le piano est pâle, le chant devient morose. Tel est le jeu de l’amour. Oui, le prendre comme un jeu. C’est la meilleure façon de comprendre l’autre, et de vivre malgré tout. L’obstination coûte chère. Il y a derrière une Tombe… nuptiale.
Manchini Defela
Tombe Nuptiale, Les Classiques Ivoiriens - 2011
in Le Nouveau Courrier du 13 septembre 2013
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