LE SANCTUAIRE D'ETTY MACAIRE

LE SANCTUAIRE D'ETTY MACAIRE

RENCONTRE AVEC LEANDRE SAHIRI

 In LE NOUVEAU COURRIER du 9/12/11


 

Essayiste, romancier et dramaturge, Léandre Sahiri,  est un intellectuel engagé. A travers ses ouvrages et ses contributions dans la presse, il se veut un éclaireur et un éveilleur de conscience mais aussi un africaniste convaincu. Dans cet entretien, il nous parle de la mission de l’intellectuel et de l’écrivain. Un grand moment de partage…


 

Si vous deviez vous présenter, que diriez‑vous ?

Léandre Sahiri : Je suis Léandre Katouho SAHIRI, originaire de Gagnoa, contraint à l’exil politique en France, en 1987. Je suis Enseignant-chercheur, critique littéraire, et écrivain intéressé spécifiquement par la promotion des valeurs humaines. Je suis  titulaire d’un Doctorat ès Lettres de l’Université de la Sorbonne (Paris). J’ai  enseigné dans plusieurs établissements et institutions en France, en Côte d’Ivoire et au Canada. Je suis auteur de plusieurs articles, préfaces et livres. Depuis quelques temps, j’ai mis l’enseignement en stand-bail et je m’adonne beaucoup plus à l’écriture, à l’édition et au journalisme. Actuellement, je dirige un périodique nommé « Le Filament » dont je suis le fondateur et qui a son siège à Londres. Et je fais, dans la mesure de ma disponibilité, des contributions politiques dans d’autres journaux.

 

En effet, vous avez souvent fait des contributions politiques dans les journaux. Que recherchez-vous ?

L.S : Je suis un passionné de la vie, de la littérature et de la politique. J’ai été très tôt confronté à l’injustice. Je ressens toujours au plus profond de moi-même n'importe quelle injustice commise contre n'importe qui, où que ce soit chez nous ou ailleurs dans le monde. Je puis tout pardonner, excepté l'injustice. Je suis affamé de justice. Et donc, par mes écrits, je m’emploie à dénoncer et à combattre, de toute mon énergie, l’injustice et ses corollaires, notamment : la violence, l’ignorance, le mensonge et l’égoïsme. Mes contributions politiques, c’est justement pour combattre ces vices, surtout en ces temps-ci où la vérité est si souvent obscurcie et le mensonge établi. Vous savez, l’ignorance, c’est le fait de manquer de connaissances, parce qu’on n’est pas instruit, ou parce qu’on ne sait pas lire, ou parce qu’on refuse de lire. C’est par l’ignorance qu’on maintient un être humain en esclavage, c'est-à-dire sous la domination des autres. Parce que, en vérité, on ne peut manipuler, soumettre et dominer que des gens ignorants ; tout simplement parce que, l’individu ignorant est borné, il ou elle manque d’esprit critique et de discernement. De plus, c’est l’ignorance ou le manque d’instruction et d’éducation qui conduit, irrémédiablement, à l’égoïsme, au mensonge, à la violence dans nos milieux, dans nos communautés, dans nos pays. La violence, qu’elle soit physique ou verbale, est un dérèglement, c'est-à-dire un mal qui fait perdre, à tout individu, ses moyens de contrôle, la maîtrise de soi. De ce point de vue, vous constaterez par exemple que bon nombre des rebelles sont des analphabètes manipulés qui font un usage abusif ou un mauvais usage de leur force ou de leurs armes.  Mes contributions visent aussi à promouvoir les valeurs humaines. Mon rêve obsédant, c’est de vivre dans un monde où des individus ne se comportent pas comme des loups ou des ogres à visage humain.

 

 

Est-il important pour un intellectuel et surtout un écrivain de prendre part au débat politique ?

L S : Bien sûr que oui ! Le mot politique vient du Grec polis qui désigne la cité, c'est-à-dire l’espace où l’on vit (village, région, pays, état…) et l’ensemble des habitants de la cité (les citoyens). Et donc, la politique (politikè), c’est tout simplement la gestion des affaires de la cité, ou bien, la manière de répartir le pouvoir et les richesses entre les divers individus et groupes à l’intérieur de la cité. Au regard de ces définitions, l’intellectuel ou l’écrivain (homme ou femme) doit être impliqué dans le débat politique et dans la gestion des affaires de la cité. C’est un droit et un devoir.

 

Pensez-vous que les intellectuels ivoiriens jouent vraiment leur rôle… Je pense à la longue crise politique et militaire que nous traversons…

L S : Je pense que, dans la longue crise politique et militaire que nous traversons, certains intellectuels ivoiriens ont vraiment joué leur rôle. Je pense par exemple à Bernard Doza, qui par ses déclarations courageuses s’est engagé à dénoncer et à combattre l’arbitraire, la barbarie, la tyrannie en marche dans notre pays. Il s’est engagé, y compris avec son mouvement CAP-Liberté, pour la restauration, la sauvegarde de la démocratie, pour le triomphe de la vérité et de la justice. Je pense aussi et plus particulièrement à Bernard Dadié qui, par ses écrits, ses prises de position nous a invités à avoir les yeux ouverts pour observer et discerner le sens de nos actes, à avoir les oreilles ouvertes pour écouter et entendre « le doux murmure de l’onde, la douce musique des oiseaux dans les arbres, et le zéphyr qui les caresse, (parce que) c’est la vie qui passe et nous parle ». Il  a fustigé « les vaisseaux et les avions de morts, ... tous les Nègres armés ou non, venus d’ici ou d’ailleurs qui dansent de joie dès qu’un de leur frère tombe », etc. Cependant, on ne peut pas nier que d’autres intellectuels et écrivains ont failli à leur mission : ils ont opté pour « la politique du ventre », ils n’ont plus le courage de penser juste, ni de parler vrai…  Ils sont aveuglés par les illusions apparemment rassurantes du moment, par les mensonges confortables qui constituent désormais leur raison de vivre. Je pense plus particulièrement aux Tiburce Koffi, Venance Konan, Maurice Bandama, Yao Noël et autres, qui sont aujourd’hui « désengagés ». Et puis, il y a une troisième catégorie : ce sont toutes les voix qui, pour des raisons que j’ignore, se sont tues. Ces gens-là gardent leur silence. Ils n’avertissent pas. Ils ne dénoncent pas. Notre univers est en proie aux catastrophes chaque semaine, chaque jour, et ils ne sont pas alertés. Et ils n’alertent pas... Je ne saurais expliquer, ni interpréter leur silence ou leur mutisme.

 

Des universitaires, des écrivains, des intellectuels en général acceptent d’entrer dans les gouvernements. Cela ne pose-il pas problème ?

L S : De mon point de vue, lorsque l’intellectuel ou l’écrivain embrasse une carrière politique, a priori, cela ne pose pas de problème. Etant de la cité ou faisant  partie de l’ensemble des citoyens, il ou elle a, en tant que tel(le), toute latitude de s’impliquer dans la gestion des affaires de la cité. Il a, comme tout le monde, le droit et le devoir de servir son état dans tous les domaines et à tous les niveaux,  même en politique. Et, ce serait faux de considérer que l’écrivain, l’intellectuel ou l’universitaire doit vivre dans sa tour d’ivoire, c'est-à-dire se couper du monde et avoir le nez plongé, à touts instants, dans la paperasse,  se limitant à produire et à publier des livres pour faire rêver. On oublie trop souvent qu’« écrire est un acte de production, donc un travail » et que, dans plus 60 % des cas, c’est grâce à l’écrit que nous exprimons ou communiquons nos pensées et nos idées. Et, c’est par l’écrit que, à l’école, les enfants reçoivent les connaissances et apprennent à devenir de bons citoyens. Mais attention, il faut distinguer : d’une part, ceux qui entrent dans les gouvernements pour assouvir des ambitions personnelles ou qui, comme on dit chez nous, visent à « manger aussi » ; et d’autre part, ceux qui ont une idéologie, des principes et la volonté effective de contribuer au progrès de la société, au bien-être et à l’épanouissement de leurs concitoyens, parfois à leurs risques et périls.

 

Peut-on être à l’intérieur d’un système politique et jouer objectivement son rôle d’intellectuel ?

L S : A mon avis non! Surtout lorsqu’on est issu de l’opposition. Je crois et suis convaincu que c’est une illusion de croire qu’on peut entrer dans une équipe déjà constituée pour y changer les règles du jeu, les couleurs et les dimensions de l’ère du jeu… C’est comme intégrer une équipe de football et exiger qu’on joue à la main ou à 15, ce n’est pas possible. Voyez-vous, M. Charles Donwahi affirmait un jour que « les opposants ivoiriens gagneraient beaucoup à entrer dans le gouvernement de Bédié. Ils y auraient, selon lui, l’excellente occasion d’appliquer leur idéologie. M. Zadi Zaourou a saisi la balle au rebond. Il était ministre de la culture. Au cours d’une conférence de presse, M. Zadi, se désavouant lui-même, a affirmé haut et fort qu’il est déraisonnable de croire en l’ouverture d’un gouvernement à ses opposants, c’est se faire des illusions. De ce fait, je pense, en réalité, que, pour jouer pleinement son rôle d’intellectuel, il ne s’agit pas de saisir au petit bonheur une « main tendue » par le pouvoir, surtout quand on ne partage pas ses principes de gouvernement, ni son idéologie. L’accession au pouvoir, pour jouer objectivement et pleinement son rôle d’intellectuel, doit être perçue et vécue comme une « longue marche » de patience et de persévérance, telle que nous l’enseignent François Mitterrand ou Nelson Mandela, entre autres. 

 

 

Pour vous, quelle est la fonction de l’intellectuel authentique ?

L S : Pour moi, l’intellectuel, c’est d’abord et avant, un producteur d’idées, tout en sachant que ce sont les idées qui mènent le monde. C’est une personne qui a un esprit critique, un sens de discernement, un penchant pour la justesse et la justice. C’est une personne qui sait distinguer le vrai du faux, le bien du mal. C’est une personne qui, à travers les œuvres de l’esprit qu’il ou elle produit, remplit une mission personnelle dans son domaine de compétence. Et donc, il ou elle se positionne dans la société et se distingue des autres par la qualité et l’originalité de sa réflexion et de sa production, au point que la société reçoit et attend, de lui ou d’elle, un certain nombre d’idées fiables ou d’actions qui permettent à cette société d’avancer, de progresser. Pour moi, l’intellectuel doit se reconnaître le droit de parler en tant que « maître de vérité et de justice ». Sa fonction primordiale consiste à être, en quelque sorte, la conscience de tous, à inspirer l’horreur du vice et à enseigner l’amour de la vertu. Cela n’a rien à voir avec les diplômes et les grades, mais il y a forcément un lien avec le niveau d’éducation et de culture, en ce sens que l’éducation et les connaissances accroissent l’intelligence, du moins développent les facultés ou capacités mentales.  

 

En Côte d’Ivoire, en Afrique et dans le monde, quel est votre modèle d’intellectuel ?

L S : J’ai, en ce qui me concerne, plusieurs modèles. Je citerai, comme ça, pêle-mêle, comme mes modèles : Aimé Césaire, Bernard Dadié, Nelson Mandela, Socrate, Voltaire, Emile Zola, Albert Camus, Lionel Jospin, Yao Ngo Blaise, Gabriel Péri, Bakounine, Simone de Beauvoir, Frantz Fanon. Ce sont des gens qui m’ont inspiré de grandes idées, qui m’ont montré que toute résistance est un sursaut collectif qui commence, d’abord et avant tout, par un engagement individuel. Ils m’ont aussi appris qu’il n’y a pas de vie véritable sans le risque, sans l’engagement, sans la liberté, sans la lutte contre les assassins et les esclavagistes de tous bords, contre les préjugés et les justifications de toutes les inhumanités. J’ai tiré de leurs vies et de leurs actions, un courage constant et renouvelé pour trouver l’importance de l’instruction, les vertus du livre, l’humilité, la force, le courage et la conscience de ne pas vivre inutile. Ecoutez, j’entends ici par « modèle » une personne engagée qui, dans les moments difficiles ou pas, face à des choix difficiles ou douloureux, réagit et  contribue à la réflexion et aux positionnements. C’est une personne dont la pensée est plus ou moins inflexible, la position ferme et fidèle à ses principes idéologiques, sans bien entendu s’accommoder d’une quelconque arrogance. C’est une personne qui s’est élevée au-dessus des contingences matérielles et qui se conduit en être pensant. C’est une personne qui ne refuse jamais de combattre, de prendre position, dès lors qu’il perçoit que les mensonges et les haines mettent en péril l’humanité ici ou ailleurs

 

Il se trouve que de nombreux intellectuels ivoiriens ne voient pas le danger que constitue la Françafrique pour notre continent…

L S : Les soi-disant intellectuels ivoiriens qui ne voient pas le danger que constitue la Françafrique pour notre continent sont, soit des gens qui tiennent à protéger ou à sauvegarder leurs intérêts et privilèges, soit des gens qui ne savent pas de quoi ils parlent. Ils ont besoin d’être éclairés. Pour ce faire, j’ai consacré un chapitre entier à la Françafrique dans mon prochain livre intitulé « Côte d’Ivoire : mettre fin à la tyrannie et restaurer la démocratie », à paraître très bientôt. En attendant, je renvoie ces soi-disant intellectuels à  la définition de l’économiste français François-Xavier Verschave qui écrit ceci : « la Françafrique est une nébuleuse d’acteurs économiques, politiques et militaires véreux, organisés en un cercle d’initiés, en France et en Afrique. Cette nébuleuse est organisée en réseaux et lobbies, et est polarisé sur l’accaparement de deux rentes : d’une part, les matières premières et, d’autre part, l’Aide publique au développement... Il s’agit d’un système dégradant qui se recycle dans la criminalisation et qui est naturellement hostile à la démocratie ». Je les renvoie aussi à un autre économiste, Emmanuel Martin,  qui est analyste et spécialiste des problèmes de développement en Afrique. Emmanuel Martin explique que  la Françafrique, de par sa nature et de par son fonctionnement, constitue un véritable frein au développement en Afrique. Pourquoi et comment ? Voici sa réponse : « Quelques grandes entreprises françaises bien implantées et jouissant d’un quasi-monopole d’exploitation, sans doute avec des prix d’achats très faibles, ou bien bénéficiant d’un marché privilégié où elles peuvent vendre très cher leurs biens et services, n’auraient aucun intérêt à voir émerger la concurrence du fait d’un meilleur climat des affaires ». C’est très clair, n’est-ce pas ?

 

D’aucuns pensent que chaque pays africain a besoin d’avoir un tuteur en Occident. Quel est votre avis ?

L S : Dire que « chaque pays africain a besoin d’avoir un tuteur », c’est fouler aux pieds l’indépendance et la souveraineté des pays africains, c’est soutenir le Code noir qui stipule que l’Africain est un sous-homme et, qui pis est, « un bien meuble transmissible et vendable ». C’est insinuer que nous devons revenir à l’esclavage et à la colonisation, et que, par exemple, le contrôle et l’hégémonie de l’état français sur l’état de Côte d’Ivoire ou l’ingérence de la France dans la crise postélectorale en Côte d'Ivoire, comme partout en Afrique, c’est logique, normal et bien, à tous points de vue. Moi, je ne peux pas cautionner de telles inepties. Par contre, je souscris entièrement à l’idée de l’autonomie de pensée, de liberté d’opinion et d’expression. Je pense que, comme le disait Senghor,  « Nous devons penser et agir par nous-mêmes et pour nous-mêmes… ». Parce que, voyez-vous, un tuteur est une personne chargée de veiller aux intérêts d'un mineur ou d'un adulte plus ou moins invalide placé sous le régime de la tutelle. En tout cas, moi, je ne suis pas d’accord avec cette idée réductrice d’octroyer des tuteurs aux pays africains. J’irai plus loin en disant qu’une telle idée est totalement saugrenue et absolument inadmissible pour, bien entendu, tout Africain conscient et en possession de tous ses moyens psychologiques et moraux.

 

Parlez-nous de « Filament », le journal que vous dirigez…

 L S : « Le Filament » est un périodique indépendant et libre, dont je suis le fondateur et Directeur de publication. Il paraît le 15 de chaque mois. Dans « Le Filament », nous offrons régulièrement des informations, des réflexions, des analyses, des témoignages, sur l’Afrique, et singulièrement sur la Côte d’Ivoire, d’aujourd’hui, et telles que nous souhaitons qu’elles soient demain pour le bien-être des générations d’aujourd’hui et de demain.  C’est conçu comme un vrai carrefour ou une plateforme véritable d’échanges et de débat d’idées.  En effet, dans « Le Filament », nous voulons que les gens expriment librement et indépendamment leurs opinions, au-delà de nos différences et de nos divergences. Librement certes ! Mais, avec discernement. Et, dans le strict respect des uns, des unes et des autres, avec le souci permanent de s’enrichir mutuellement. En outre, contrairement aux autres journaux, l’originalité du « Filament » c’est qu’il n’est pas écrit par des employés de la presse, mais par les lecteurs, avec les lecteurs et pour les lecteurs.  Il est entièrement gratuit parce que pour nous, ce qui est primordial, c’est favoriser et faciliter l’accession aux valeurs universelles qui ont permis aux autres peuples de résoudre efficacement les problèmes essentiels de notre existence et de connaitre certains degrés d’évolution. Nous démontrons aussi que les gens peuvent s’instruire sans frais et qu’on peut faire des réalisations grandioses sans grands moyens. Nous disposons d’un site (www.lefilament.info) qui est actuellement en reconstruction.

 

 

L’écriture peut-elle changer le cours des choses dans un pays ?

 

 

L S : Bien sûr que oui ! Vous savez, les livres et les articles de journaux disent tout haut ce que certains n’osent pas exprimer. Vous savez, les écrits contribuent à ouvrir les yeux et les oreilles des populations, à éveiller leurs consciences, à sortir les gens de la torpeur et de la peur qui les maintiennent dans l’inaction et les contraignent à vivre dans la résignation et la servitude. Et, c’est justement parce que les écrits ont cette faculté ou la magie de changer le cours des choses dans un pays que les livres et les journaux sont interdits ou censurés et que les journalistes, les artistes et les écrivains sont pourchassés, interpellés, inculpés ou emprisonnés, dès lors que leurs productions dérangent ou constituent une menace pour le régime en place. Je peux vous citer de nombreux exemples d’écrits qui, dans l’histoire, ont pu faire changer le cours des choses dans un pays, mais arrêtons à quelques trois cas : Premièrement : « J’accuse… ! » d’Emile Zola. C’est un article de journal publié sous forme d’une lettre ouverte au Président de la République française de l’époque, Félix Faure. Il faut savoir que grâce à «J'accuse.. ! », de nombreux intellectuels dont Anatole France, Georges Courteline, Octave Mirbeau, Émile Duclaux, Claude Monet, Charles Péguy, Aurélien Lugné-Poe, Victor Bérard, Lucien Herr, Alfred Jarry, Marcel Proust… ont  signé une « protestation », qui a abouti à la révision du procès d'Alfred Dreyfus, au moment où le véritable coupable (Esterházy) était acquitté et que tout semblait perdu pour le camp dreyfusard. « J'accuse...! » représente le pouvoir de l’écriture mise au service de la justice et de la vérité, du moins, l'exemple même du coup d'éclat médiatique qui a ébranlé l'ordre établi et de « l'engagement intellectuel pour une cause juste ». Nombreux sont ceux qui, devant une erreur, une injustice, une cause injuste à dénoncer, ont écrit, après Zola leur « J’accuse… !».

L’autre cas que je voudrais citer, c’est le livre « Red Horizons : Chronicles of a Communist Spy Chief » du lieutenant-général Ion Mihai Pacepa, vétéran de la « Securitate » (les services de police politique secrète de Nicolae Ceausescu). En 1978, le lieutenant-général Pacepa a fait défection et s’est réfugié aux États-Unis. Grâce à la publication courageuse et à la large diffusion de son livre, Pacepa a joué un rôle primordial dans la chute du tyran, Nicolae Ceausescu, et dans l’entrée de la Roumanie dans l’ère démocratique, avec en 1990, la première élection présidentielle libre et véritablement démocratique du pays. Par son livre, Pacepa a contribué à la prise de conscience des Roumains, en révélant la nature et les exactions du régime de Ceausescu, ses abus de pouvoir, sa collaboration avec des terroristes, ses entreprises d'espionnage industriel aux États-Unis, ses tractations pour obtenir le soutien des pays occidentaux et pérenniser son règne, ses efforts constants et élaborés pour faire croire que tout va bien, alors que la population roumaine souffrait énormément, etc.

Le troisième cas concerne Lénine. En 1900,  Lénine a quitté la Russie et a rejoint à Genève l’« Union des sociaux-démocrates russes à l’étranger ». Il y a fondé le journal dénommé « Iskra », organe d’obédience marxiste qui paraissait à Leipzig, Munich, puis à Londres. Au moyen du journal « Iskra », Lénine a contribué à informer et à éduquer les populations russes, en vue de leur faire prendre conscience de la réalité de leurs conditions de vie et de travail. Par la suite, Lénine a publié dans le numéro 12 du journal « Iskra » un article qui est devenu, quelques mois plus tard, son livre intitulé « Que faire ? ». Et, vous savez, au moment où Lénine a publié son livre « Que faire ? », en 1902, le mouvement ouvrier russe était encore balbutiant et inorganisé. Et, il faut le souligner, les idées de Lénine ont servi énormément à organiser le mouvement ouvrier et à le conduire de la lutte économique à la lutte politique. Dans ce livre, Lénine fait observer que « la conscience politique de classe ne peut être apportée à un individu opprimé que de l’extérieur ». Ce qui confirme le rôle que la diaspora, c'est-à-dire les citoyens vivant à l’extérieur du pays, a toujours joué dans les révolutions et les changements opérés dans leurs pays d’origine... Comme j’ai dit tantôt, je pourrais vous citer de nombreux exemples et évoquer les écrits des écrivains de la Négritude et des tenants du panafricanisme dans les luttes d’émancipation et de libération des Noirs, mais passons.

 

 

Existe-t-il, dans les faits, un véritable réseau des intellectuels ivoiriens capable de prendre position sur les grands problèmes de l’heure.

 

L S : Non! Pas de réseau, à dire vrai. Pourquoi ? Tout simplement parce que du temps du parti unique, les intellectuels étaient perçus comme une menace pour le pouvoir, et donc ils étaient traqués, persécutés de toutes parts, et éliminés par toutes sortes de subterfuges. A preuve, le prétendu suicide ou la mort sans explication d’Ernest Boka ; la disparition de Kragbé Gnangbé Opadjéré ; le mystérieux accident de Jean Baptiste Mokey ; la mort inexpliquée jusqu’à ce jour de Victor Biaka Boda ; la féroce répression de la grève des Agents de la Fonction publique suivie de l’arrestation illico et l’expulsion militari de Yao Ngo Blaise en Guinée ; le « complot du chat noir » et l’arrestation en 1959 des dirigeants de l’UGECI dont Harris Memel Fôté ; les « faux complots d’Houphouët» de  1963 qui ont conduit à l’arrestation et l’incarcération d’au moins 129 personnalités dont des députés et des ministres tels que Joachim Boni, Adam Camille, Jean Konan Banny, Kouamé Benzème, Etienne Djaument, Charles Donwahi et le docteur Amadou Koné (ancien ministre de la santé publique, fondateur des JRDA-CI, fondateur de la Faculté de médecine d'Abidjan et ancien membre du bureau politique du PDCI), et j’en passe. Tous ces intellectuels ont été incarcérés à la prison spéciale d'Assabou à Yamoussoukro, etc. C’était un climat de terreur qui n’a pas permis aux intellectuels de se retrouver pour échanger, pour se concerter, et encore moins penser à créer un réseau. Les séquelles demeurent. Toutefois, quelques intellectuels ivoiriens hors du pays, ont appartenu à des cercles et à des réseaux comme la FEANF, le mouvement de la négritude dans lesquels ils ont joué un rôle déterminant. Je pense singulièrement à Jean-Marie Adiaffi, Bernard Dadié, Barthélémy Kotchy et bien d’autres.

 

 

Dans le combat actuel pour plus de liberté, les journalistes ivoiriens prennent plus de risque que les universitaires. Qu’en pensez-vous?

 

L S : Comparaison n’est raison. Je veux dire qu’il ne s’agit pas, à mon avis, de savoir qui prend plus ou moins de risques. Quoiqu’il en soit, je déplore le fait que les journalistes n’utilisent pas la presse comme un pouvoir pour favoriser l’explosion de la vérité et de la justice. Je déplore aussi qu’il n’y ait pas de journalistes d’investigation, par exemple de la trempe de Charles Onana ou encore Théophile Kouamouo. Je déplore également le fait que les intellectuels n’animent pas de grands débats et ne produisent pas des ouvrages qui favorisent la prise de conscience et de responsabilité, mais se contentent de prendre parti, souvent obséquieusement, dans des querelles de clochers ou de poubelles orchestrées par les partis politiques. Mais, j’ai bon espoir que le régime actuel qui favorise de telles bassesses va disparaître et la situation changera bientôt.

 

 

Votre dernier mot ?

 

 

L S : Mon dernier mot est un message d’espoir que je voudrais adresser à mes compatriotes : mes chers compatriotes, surmontons en chacun et chacune de nous tout ce qui tremble. Rejetons le fatalisme et l’humiliation. Agissons sous la seule et unique dictée du bon sens et du courage. Tuons en nous la peur, car, quand on a peur, on a l’impression, comme disait Mamadou Koulibaly, que les autres sont forts, alors qu’il n’en est parfois rien. C’est comme quand on est couché : on croit que tous ceux qui sont debout sont des géants, même si c’est des nains. Mes chers compatriotes, comme je l’ai écrit dans mon livre « La mort de Habimeleck », je voudrais également vous dire ceci : « Sur cette terre, tout commence en ce monde, et tout finit en ce monde.  Tant que le mal n’a pas encore asséné le coup fatal, il ne sort pas de la maison de celui qui fait du mal alors qu’on lui a fait du bien». Enfin, sachons que  tout a une fin.

 

 ETTY Macaire

Critique littéraire

 

 

 

 Interview publiée par le quotidien Ivoirien LE NOUVEAU COURRIER du vendredi 9 décembre 2011


 

 

 

 

Ouvrages de Léandre Sahiri :

 

La victoire par la voie des urnes, essai.

Contes d’actualité, contes.

Les obsèques de Bahi Oromé, théâtre.

Le Code noir de Louis XIV, théâtre.

Jonathan Livingston le goéland, roman traduit de l’anglais.

Monica ou De l’injustice de la justice, roman.

Accusations, recueil de poèmes.

Lettre ouverte aux Noir(e)s qui ne lisent pas, essai.

De mémoire de Klaniste, …roman.

 



09/12/2011
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