LE SANCTUAIRE D'ETTY MACAIRE

LE SANCTUAIRE D'ETTY MACAIRE

Rencontre avec Gadou Dakouri, auteur de La Sorcellerie, Une Réalité Vivante En Afrique


 

A la suite de la publication de l’interview à nous donnée par  Pr Boa Thiémélé, qui nous expliquait pourquoi « La Sorcellerie n’existe pas », de nombreux lecteurs, troublés ou curieux, nous ont proposé d’interviewer l’anthropologue ivoirien Gadou Dakouri, auteur de « La Sorcellerie, Un Réalité Vivante En Afrique » (ouvrage qui semble se positionner aux antipodes de celui du philosophe Boa), afin que ce dernier nous propose sa vision de ce phénomène qui continue d’occuper l’espace discursif de l’Afrique. Nous avons sollicité l’écrivain et il a bien voulu répondre à nos questions.

 

 

 

 

 

Si vous deviez vous présenter à nos lecteurs, que diriez-vous?

Je m’appelle GADOU Dakouri, né d’un père dida de Lakota, et d’une mère bété de Gagnoa. Je suis enseignant-chercheur, maître-assistant, à l’université de Cocody-Abidjan, spécialiste d’anthropologie de la religion et du symbolique, de la santé et de la maladie. Marié, je suis père de deux enfants : 1 garçon (17 ans) et 1 fille (11 ans).

 

Le Pr Boa et vous aviez publié deux livres sur le thème de la sorcellerie chez le même éditeur. Ce qui frappe par les titres est qu'ils s'opposent. Pendant que le Pr Boa affirme que la sorcellerie n'existe pas, vous soutenez le contraire. Que recherchez-vous?

L’ouvrage, La sorcellerie n'existe pas du Pr Boa Thiémélé est apparu en 2010 aux Editions du CERAP-INADES, dans la collection "Questions controversées". Dans l’esprit de cette collection, l’éditeur m’a donc demandé de réagir, en tant qu’en anthropologue, à l’ouvrage du Pr Boa Thiémélé qui est, lui, philosophe. Rationaliste, le Pr Boa Ramsès nie donc la sorcellerie en tant qu’elle n’a pas une existence objective. Ma démarche est toute autre. Anthropologue, je me fonde sur les discours et les comportements des individus qui parlent de la sorcellerie. Je rends ainsi compte des représentations et des pratiques de la sorcellerie chez les Africains, c’est-à-dire les conceptions locales, les référents sociaux et culturels relatifs à ce phénomène dans les sociétés africaines où ne se pose pas la question de l’existence de la sorcellerie.

 

En clair, qu'avez vous voulu nous dire en écrivant ce livre, La Sorcellerie, une réalité vivante?

En réagissant à l’ouvrage du Pr Boa Thiémélé, je montre que dans les sociétés africaines, la sorcellerie et ses pratiques sont des réalités, je dirais, quotidiennes. Par réalité, chez les Africains, il ne faut pas seulement entendre, comme le pense le Pr Boa, une existence au sens phénoménal, une existence objective, c’est-à-dire une réalité concrète, palpable, au sens des sciences biologiques et de la terre. Le réel ou la réalité en Afrique, c’est ce qu’on voit, ce qu’on entend, ce qu’on touche. Mais, c’est également ce qu’on ne voit pas, n’entend pas, mais dont on sent les effets. Or, on sent bel et bien les effets de la sorcellerie. C’est donc qu’elle existe, comme le souligne le père Jacob Agossou (Id 1981 : 23). Si la sorcellerie n’a donc pas une existence objective, selon la thèse du Pr Boa Thiémélé, elle a au moins une existence symbolique ou idéologique. Les situations inexpliquées : de malheur, malchance, maladie, destruction de biens matériels, mort, etc. constituent les lieux visibles des manifestations de la sorcellerie. Ces effets néfastes de la sorcellerie troublent gravement hier comme aujourd’hui la vie de nombre d’individus dans les sociétés africaines, comme ailleurs dans le monde.

 

Les deux livres ne sont pas du tout volumineux... En tout cas, ils se dégustent assez aisément. Dites-nous, comment ils se comportent sur le marché.

Je n’en sais rien. Parce que, c’est l’Editeur qui s’occupe de leur vente. D’ailleurs, ça c’est un autre problème qui ne me concerne pas. Ecrire, c’est communiquer, voilà ce qui m’importe. Peut-être, la question intéressante aurait dû être : comment la population a-t-elle réagi par rapport à ces ouvrages ? En décembre dernier, l’Editeur a organisé une conférence contradictoire autour de ces deux livres. Il y avait du monde, et les échanges avaient été très fructueux.

 

Le Pr Boa Thiémélé pense que, est appelée « sorcellerie » tout ce que nous n'arrivons pas à expliquer.....votre avis.

Il a raison. Car il n’y a pas d’autre définition de la sorcellerie. En effet, la sorcellerie peut être définie comme la croyance selon laquelle le malheur inexpliqué est dû à l’intention maléfique d’individus dotés de pouvoirs surnaturels. Et, au sein de cultures très éloignées les unes des autres, plusieurs travaux des anthropologues et historiens montrent qu’il existe un ensemble de croyances qui attribuent la responsabilité de malheurs inexpliqués aux intentions malfaisantes d’individus munis de pouvoirs surnaturels. Comme, je le dit dans mon livre, dans les sociétés africaines, l’on invoque très rarement la sorcellerie à l’occasion d’un événement malheureux unique, occasionnel. Autrement dit, tous les événements de la vie quotidienne ne sont pas expliqués à la lumière de l’angoisse de la sorcellerie. Hier comme aujourd’hui, penser à la possibilité de la sorcellerie constitue presque une règle de l’imaginaire africain, dès lors que se déclenche une série individuelle ou collective d’événements douloureux ou malencontreux, lorsque le caractère pénible de la vie quotidienne augmente brusquement pour atteindre le niveau de l’intolérable, de l’insoutenable, devant toute anomalie. L’hypothèse de la sorcellerie advient aussi quand l’individu est fréquemment aux prises avec une situation qu’il ressent comme inextricable, incompréhensible et à l’égard de laquelle, il se sent impuissant, ou lorsque quelqu’un éprouve le sentiment qu’une série de malheurs l’accable sans raison.

 

Il pense aussi que la plupart de ceux qui sont accusés de sorcellerie et souvent condamnés ou exécutés sont des innocents…

Que doit-on dire de la justice moderne qui condamne, même dans les pays  évolués, à la peine de mort des innocents ? Dans les sociétés africaines, les soupçons et accusations de sorcellerie reposent sur des institutions politiques qui offrent un code de conduite, impliquent une éthique avec des jugements de valeur posant des critères en fonction desquels on estime la force des sorciers. Elles renvoient enfin à des pratiques sociales et à des modes d’intervention politique. On ne peut pas nier que ces instituions peuvent avoir leurs disfonctionnements et incohérences, aujourd’hui aggravés certainement par les effets néfastes de la modernité ou du changement. Est-ce pour cela que la sorcellerie n’est pas une réalité en Afrique ? En fait, nier l’existence de la sorcellerie n’est-ce pas chercher à protéger les sorciers ? Or les pouvoirs sorciers sont bien réels, profonds, responsables du chômage de masse, entre autres, et donc avec lesquels l’Etat doit se battre. Il devient chaque jour de plus en plus difficile à l’Etat d’ignorer les forces occultes qui posent des problèmes de société, et donc de gestion de la chose publique. Bref, la société exige de l’Etat une protection face à ce qu’elle juge comme un fléau au même titre que le chômage ou la drogue, et celui-ci doit y répondre à l’aide des instruments normatifs et coercitifs dont il dispose : le droit et la justice. Mais, Et ce n’est pas en niant ces pouvoirs sorciers.

 

Le fait que vous soyez chrétien n'a t il pas influencé le point de vue de l'intellectuel?

En me présentant, je n’ai pas dit que j’étais chrétien. Mais qu’à cela ne tienne. Au début, je vous ai dit que mon discours se fonde sur une épistémologie descriptive, c’est-à-dire un jugement de réalité. Celui-ci décrit la réalité telle qu’on la perçoit. Il ne s’agit donc pas dans ce livre d’une conviction personnelle, encore moins d’une idéologie religieuse.

 

Ok ! ….Il arrive qu'on confonde "la technologie africaine" et la sorcellerie...

Qu’est-ce que vous appelez "la technologie africaine" ? La technologie est une science. Voudriez-vous dire que la sorcellerie est une science africaine ?

 

Disons oui …

Dans ce sens, des auteurs qualifient la sorcellerie africaine comme une science, mais une science moribonde. Ont-ils raison ou non, je n’en sais rien. Mais qu’est-ce que la science ? Il ne faut pas confondre épistèmê (science) et technê (technique). La sorcellerie serait peut-être, de mon point de vue, davantage de l’ordre de la technê plutôt que de l’épistèmê. Dans cette perspective, par rapport à la définition ci-devant donnée, la sorcellerie serait une technique foncièrement dangereuse. Dans les sociétés africaines, en effet, la sorcellerie renvoient comme je l’ai dit à la croyance selon laquelle certains individus sont en mesure d’infliger, grâce à leurs pouvoirs surnaturels, de considérables tourments aux autres, et plus particulièrement aux personnes relativement proches par la parenté, le voisinage ou par le statut social. En tout cas, le terme de sorcellerie est communément utilisé pour désigner l’ensemble des effets néfastes (accident, mort, infortunes diverses) qui résultent de l’activité de ces personnes malveillantes dotées de pouvoirs surhumains. Au sorcier s’opposent le guérisseur, le devin et le divin-guérisseur.

 

Où classez-vous la franc-maçonnerie, la rose croix etc. ?

Il ne faut pas confondre les choses. La franc-maçonnerie et la rose croix sont communément classées parmi les sagesses, les mouvements philosophico-mystiques ou ésotériques. D’ailleurs, c’est pour se protéger de la sorcellerie ou se prémunir contre elle que nombre d’individus adhèrent à ces mouvements ésotériques ou philosophico-mystiques.

 

 

Ne pensez-vous pas qu'en Afrique, il puisse exister de personnes qui détiennent des pouvoirs mystiques qui ne sont pas forcément négatifs?

Bien sûr, il y en a. J’ai parlé plus haut de devin, de divin-guérisseur et de guérisseur. Ceux-ci ont des pouvoirs positifs pour eux-mêmes et leurs communautés. Ils sont des hommes de bien contrairement aux sorciers qui sont des hommes de mal. Malfaiteur public, le sorcier, comme le dit le père Hegba, ne soigne pas les maladies, il ne désenvoûte pas, n’exorcise pas, ne guérit pas, ne fait pas le bien.

 

L'Occident souvent nous influence dans nos jugements sur tout ce qui vient de l'Afrique...

Je ne comprends pas votre question. Est-ce une influence de l’Occident que de dire que la sorcellerie est une réalité vivante en Afrique ou que la sorcellerie n’existe pas ? Si cette influence existe, vous avez là deux Africains différemment influencés. Par ailleurs, penser ainsi, revient à avoir une pensée sorcellaire qui attribue toujours nos malheurs aux autres (rire).

 

Tous les deux (Pr Boa et vous) aviez été conviés à des débats contradictoires sur le sujet. Quel est l'intérêt de telles rencontres? Pensez-vous avoir réussi à ouvrir les esprits?

L’intérêt de ces débats, ce sont les échanges qui enrichissent les uns et les autres. Il y a des gens qui veulent savoir ou apprendre. Ces rencontres permettent donc de provoquer la réflexion et l’imagination humaines. Est-ce qu’on l’a réussi, je ne sais pas. Peut-être, faudrait-il le demander aux participants.

 

Il m'arrive de me demander si le Pr Boa et vous, vous ne jouez pas simplement à un jeu....

Lequel ? Certains lecteurs de mon livre m’ont dit que je n’ai pas été assez tendre avec le Pr Boa. Si cela est vrai, alors le Pr Boa est un grand homme intellectuellement parlant, puisqu’il accepte d’être critiqué ; ce que refusent d’ailleurs beaucoup d’intellectuels africains. Qui plus est, il accepte de s’asseoir à la même table que moi pour un débat contradictoire, à la fin duquel nous nous saluons chaleureusement. Si c’est cela que vous appelez jouer un jeu, vous avez peut-être raison. Mais comme vous le voyez, ce n’est pas un jeu. Ou s’il y a un jeu, il n’est qu’intellectuel. En tout cas, après ces rencontres, je suis resté convaincu que la sorcellerie est une réalité, voire une réalité troublante dans les sociétés africaines, même contemporaines.

 

Lorsque j'ai interviewé le Pr Boa, je lui ai posé cette question: « quel est l'intérêt de ce sujet alors que la Côte-d’Ivoire est en proie à de terribles problèmes d'ordre politique? » Que répondez-vous?

C’est une vision simpliste que de voir les choses ainsi. Car les faits sociaux, culturels, économiques et politiques sont enchâssés. Il existe aujourd’hui des travaux des sociologues, des anthropologues qui analysent à une échelle globale les rapports entre sorcellerie et politique. Ceux-ci en reconnaissant et en étudiant la sorcellerie au sein de l’Etat moderne postcolonial, montrent que la sorcellerie africaine envahit aujourd'hui l’espace public : impossible de faire sans, ni de l’éviter, elle est un enjeu public, comme le dit l’anthropologue Peter Geschiere. De ce point de vue, ces auteurs attestent donc une recrudescence de la présence de la sorcellerie dans la vie quotidienne moderne. C’est dire que les manifestations « sorcellaires » sont devenues une catégorie incontournable de la vie publique et privée.

Dire autrement, la sorcellerie se retrouve avec prégnance dans les instances les plus modernes à la fois de l’urbain et du rural, dans le discours des élites, des politiques et celui des catégories populaires. Ce qui nous montre l’insertion de la sorcellerie dans les cadres de la modernité.

Mais on peut aussi s’attarder sur la modernité de la sorcellerie.

 

La sorcellerie serait elle modernisée ?

Oui ! La sorcellerie nouvelle produit aussi des schèmes d’accusations inédits que l’on peut éclairer par les travaux sur la politique moderne et la vie politicienne. La sorcellerie, le pouvoir occulte, pour les sociologues et les anthropologues du pourvoir, sont sinon à la base, du moins participent des terribles problèmes d’ordre politique en Afrique. Pour conserver ou conquérir le pouvoir politique, les hommes politiques usent de la sorcellerie ou du pouvoir occulte. Travailler sur la thématique de la sorcellerie en Afrique aujourd’hui n’est donc pas sans intérêt. Et la persistance de la sorcellerie en relation avec le pouvoir politique ne doit cesser de provoquer la réflexion et l’imagination des savants africains, afin d’éclairer l’opinion, notamment sur les dangers, les enjeux et usages politiques de la sorcellerie ou du pouvoir occulte.

Selon plusieurs auteurs, on assiste à une africanisation de l’Etat avec le rétablissement de la vieille association entre pouvoir et forces occultes. Il s’agit d’un mode d’appropriation de l’Etat qui s’identifie à une pratique sorcière avec la "politique du ventre" : on dit que les hommes en place "mangent" ou "bouffent" l’Etat, qui est utilisé dans une stratégie d’accaparement de ressources, un moyen d’accéder à l’accumulation. L’étude des faits de la sorcellerie en effet permet de comprendre qu’en Afrique les formes d’organisation occulte autour de l’accès au pouvoir ou d’organisation du politique où l’intervention des politiques bardés de connaissances ésotériques semble éloigner le pouvoir des gens du commun. Ce qui n’est pas certainement spécifique à l’Afrique. Mais avec les conflits et les guerres politiques qu’on voit aujourd’hui en Afrique, l’on remarque quotidiennement que l’occulte, ou la sorcellerie s’empare de l’Etat et vient pervertir les nouvelles relations de pouvoir.

Par ailleurs, l’intérêt de travailler aujourd’hui sur la sorcellerie s’impose aux sociologues, anthropologue, aux psychologues africains. Car mes observations empiriques en Côte-d’Ivoire révèlent que, pour nombre d’Ivoiriens, voire d’Africains, parmi plusieurs fléaux : problèmes politiques, conflits, guerres, sécheresse, pauvreté, famine, crise économique, sida, paludisme, etc., la sorcellerie est l’un que redoute l’homme africain des temps modernes. En ceci que non seulement plusieurs de nos frères se trouvent enchaînés dans les griffes de la sorcellerie, mais aussi du fait que dans la sorcellerie tout est menacé : la vie ou l’homme, l’économie, la politique, la nature. Tout le monde en souffre et cherche à s’en délivrer. Ce qui explique la dynamique des mouvements religieux en Afrique qui se proposent de lutter et de protéger contre la sorcellerie.

 

Mais maître, pendant que vous spéculez, le peuple est pris en otage par les politiciens. Pensez vous que les intellectuels de ce pays ont joué le rôle qui devait être le leur pendant la longue crise que nous continuons de subir?

Si par spéculer j’entends cogiter, méditer ou encore réfléchir, je peux dire qu’en Afrique il y a une crise de la réflexion. C’est parce qu’on n’a pas suffisamment et en profondeur spéculer cogiter et méditer que nous est arrivée cette longue crise dont vous parlez. Longue, cela veut dire que cette crise a une histoire. A partir des expériences passées de crises, des expériences humaines de crise plus nombreuses dans l’histoire, on n’a pas raisonnablement réfléchi à notre crise qui se construisait. Le peuple ne peut être pris en otage par les politiciens que s’il le veut. Encore que les intellectuels qui spéculent soient écoutés. Les louangeurs le sont ou l’ont probablement été. Les penseurs plus critiques, quant à eux, ils sont ou ont été plutôt catégorisés comme des parias.

 

Pourquoi est il important pour les Africains de lire votre livre?

Ce livre, La sorcellerie. Une réalité vivante en Afrique, est, pour moi, comme un des mille sentiers pour entrer dans la culture de la sorcellerie africaine.

 

Interview réalisée

Par ETTY Macaire

Critique littéraire

 

Cet article a été publié par le quotidien ivoirien LE NOUVEAU COURRIER du vendredi  15 Juin 2012

 



16/06/2012
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