LE SANCTUAIRE D'ETTY MACAIRE

LE SANCTUAIRE D'ETTY MACAIRE

RAISON D’ETAT D’ANDRE SILVER KONAN : QUAND LES MORTS REFUSENT DE SE TAIRE


 

                                   

Journaliste d’investigation. André Silver Konan porte le label avec bonheur. En Côte d’Ivoire, dans son pays, il s’est fait un nom dans la presse écrite. La plume est son arme, l’investigation son créneau. Apres quelques lauriers glanés ici et là, le journaliste fait ses premiers pas dans le monde de la littérature. « Raison d’Etat », son roman, par son titre, évoque politique et pouvoir d’Etat. Rien d’étonnant, l’auteur se veut être un journaliste politiquement engagé. Et l’idéologie qui sous-tend son œuvre se révèle sans difficulté : stigmatiser les dérives du pouvoir politique.

 Alors que le journaliste se définit comme « un historien du quotidien » et un investigateur,  le romancier, lui s’identifie à un démiurge, un affabulateur. Il faut le dire tout net : le roman est avant tout une œuvre de fiction. Et notre jeune romancier le revendique pour son roman par un avertissement aux lecteurs comme s’il craignait son intrigue se confonde avec un fait divers.

Assassiné par empoisonnement, Eric Moyé, grâce à l’artifice littéraire ‑ le flashback – retrouve le souffle de vie et nous raconte son parcours et les circonstances qui ont conduit à son trépas. Scolarisé par son beau père, Moyé connait un cursus scolaire et universitaire des plus brillants. A 23 ans, il est déjà détenteur d’un DESS gestion des projets. Avec le soutien financier de son beau-père, il crée un cabinet de montages de projets. Progressivement, sa structure s’enracine et connait des succès. Un jour, Dame Koundessa, sœur cadette de la Première Dame du pays (selon les rumeurs), s’invite parmi ses souscripteurs avec un projet colossal qui vaut des milliards. Eric Moyé, étourdi, se met à rêver. Malheureusement, sans s’en rendre compte, il vient de pactiser avec le diable. Dès cet instant, commence alors pour le jeune homme d’affaires une descente vertigineuse aux enfers avec comme point de chute le tombeau après un long et pénible séjour en prison.

L’itinéraire d’Eric Moyé est parsemé d’épreuves et de douleur. A chaque étape de son chemin de croix, se perçoivent, arrogants et cruels, les tentacules d’un régime sangsue, cupide et friand de coups tordus. Chacun des coups portés à Moyé est révélateur des turpitudes d’un pouvoir frileux abonné à l’injustice, l’impunité et la torture gratuite. Le lecteur du roman, rapidement, sent la colère gronder en lui, en arpentant l’histoire du personnage principal. Pendant qu’il prend pitié pour ce dernier, il est à se demander immanquablement comment ce jeune homme d’affaires, brillant et sans histoire, s’est retrouvé dans les mailles d’un système politique arriéré et liberticide. L’histoire pathétique d’Eric Moyé est une métaphore de l’histoire du peuple africain écrasé, martyrisé, éternellement victime des tenants du pouvoir politique, qui, profitant de leur position de « demi-dieux », accumulent dérives dictatoriales, violations des droits humains et abus de pouvoir.

Avec un réalisme impitoyable, le romancier « déshabille » la confrérie judiciaire, « douche » les princes et « mitraille » tous ces sbires aux ordres, spécialistes des tâches sombres.  L’univers carcéral de la Maca où séjourne notre héros ( ?) est passé au peigne fin. Là, en plus des conditions de vie exécrables des prisonniers, l’auteur lève le voile sur les pratiques illicites qui y règnent : trafic de drogues, trafic d’influence, assassinat commandité, racket etc. Les personnages, déroutants et déshumanisés, qui se côtoient dans ce monde hideux symbolisent ce régime sourd aux râles du bas peuple et aveuglé par le bruit capiteux de l’argent.

Ce roman empoigne tous les vices inhérents aux régimes politiques dans une Afrique encore en phase de balbutiements démocratiques. Les tares et les lèpres s’accumulent, se superposent, se fondent, se confondent pour donner lieu à un monstre ignoble à faire désespérer, à faire monter la nausée…   « Raison d’Etat » est une féroce satire des régimes africains qui pour la plupart favorisent l’impunité d’une clique d’intouchables composée d’amis, de parents, de fonctionnaires véreux et des bras séculiers. C’est un roman actuel qui puise sa substance dans l’Afrique d’aujourd’hui, précisément dans la jungle d’un univers absurde et politisé. Vous avez dit fiction ? Le lecteur averti ne se laisse pas distraire. Il touche… des yeux, aux détours de chaque ligne, des scènes‑déjà‑vues‑connues‑vécues. L’évocation de certains espaces bien connus comme Abidjan, Maca, Anyama etc. ne manquera pas de faire tressaillir le lecteur ivoirien. Mais il faut transcender la lecture impressionniste, la lecture de surface pour comprendre que le texte n’est qu’un prétexte. André Silver Konan par le biais de la fiction plaide pour un plus grand respect des droits humains. C’est une invite à plus d’humanité, de justice et d’égalité. Il stigmatise, flétrit, dénonce, critique, condamne, dévoile l’inacceptable…afin que les ombres cèdent la place aux lueurs, que les ténèbres s’inclinent devant la lumière pour le bonheur du peuple. La fonction de l’écrivain, n’est-ce pas d’être « la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir » (Aimé Césaire, Cahier) ? Et c’est à cette vocation que s’essaie André Silver Konan.

La thématique du roman « Raison d’Etat », il faut le reconnaitre sans démagogie, n’est pas nouvelle. Avant André Silver Konan, Assalé Tiémoko, un autre journaliste ivoirien, a, dans son livre-témoignage « Prisonnier en Côte d’Ivoire, J’ai Vécu L’Enfer », décortiqué avec une dose d’amertume, les thèmes de l’injustice, des conditions de vie désastreuses à la Maca, des dérives de l’appareil judiciaire…dont lui-même a été témoin et victime.

 L’originalité d’André Silver Konan se révèle à travers ce pouvoir qu’il s’est donné de ramener à la vie un mort et de lui offrir généreusement la possibilité de parler, de témoigner et de dire son martyre. On aurait pu penser à une simple fantaisie du créateur. Mais ce choix trouve son fondement dans cette croyance toute africaine, qui stipule que la parole d’un défunt est sacrée et mérite davantage de considération. En procédant de la sorte (faire parler un mort) peut-être que le dirigeant africain comprendrait finalement combien de fois il est comptable de la tragédie de son peuple. Si la parole des vivants a l’effet d’un coup de machette dans l’eau, celle des morts sûrement trouvera une oreille attentive.

Le récit,  à la première personne, et le niveau de langue, cependant, ne manquent pas de rappeler « L’Etranger » d’Albert Camus. Mieux : l’entame de « Raison d’Etat » n’est pas très loin de celle de « L’Etranger ». Camus débutait son roman par : « Aujourd’hui Maman est morte ». André Silver Konan lui écrit : « Je suis décédé aujourd’hui ». Notre romancier a-t-il été influencé par l’auteur français ? Pourquoi pas ?…Le grand Victor Hugo n’a-t-il pas été influencé par Chateaubriand ?

Au niveau de l’écriture, l’auteur reste, disons, extrêmement… modeste. Et cela va de pair avec le choix de la première personne qui donne lieu à une langue libérée, souvent relâchée et émotive. Même si le titre « Raison d’Etat » rappelle « Secret d’Etat » de Diégou Bailly, il est tres loin des qualités littéraires du premier. Nous comprenons : le journaliste ne prétend pas poétiser, ou embellir son discours pour que le « dire » se mue en « bien-dire » ou en « beau-dire ». Première raison : Il s’agit d’une confidence d’une âme brisée ! A quoi bon tisser des images saisissantes ou quêter la musicalité des mots ! Autre raison : même devenu écrivain, Konan se soucie d’informer, c'est-à-dire d’utiliser la langue dans sa fonction première et originelle, c’est-à-dire utilitaire. Or la fonction de la littérature va au-là de l’information. L’auteur doit transcender les « rites journalistiques » qui sanctifient les faits pour célébrer le beau, l’imagination et l’affabulation en brisant les paradigmes conventionnels. La liberté de l’art lui en donne le droit…

« Raison d’Etat », le premier roman d’André Silver Konan, avec ses 80 pages ne de demande qu’à être lu tant il est fluide et digeste. Il a été publié par L’Encre Bleue au deuxième trimestre 2011. Le design de la première et de la deuxième couverture est certainement un coup de maître à mettre sur le compte de l’éditeur.

 

ETTY Macaire

 

 Cet article a été publié par LE NOUVEAU COURRIER DU 18 novembre 2011



22/11/2011
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