LE SANCTUAIRE D'ETTY MACAIRE

LE SANCTUAIRE D'ETTY MACAIRE

"Raison d'Etat": La raison d'éliminer une vie singulière?

 

 

Un homme marche, à pas lents et sûrs, vers un cimetière où l'on vient d'ensevelir fraîchement un mort. Il fait soir, peut-être, car l'enterrement a eu lieu l'après-midi. Le reste de jour jette encore formidablement des ombres traversées de quelques rayons du soleil couchant. C'est l'heure où l'agonie des choses touche le cœur sensible.

Il arrive au sépulcre où la terre remuée, il n'y a pas longtemps, offre une senteur de labours. On frémit quand on va vers une tombe, mais cet homme a l'esprit stoïque. …Encore quelques pas, et voilà la tombe du mort: une terre battue, creusée et refermée, qui donne la voussure d'un dôme. Pas de caveau cimenté, pas de croix plantée, pas de fleurs posées. Le défunt repose là depuis quelques heures seulement. On eût dit qu'il a été enterré à la hâte par des gens pressés de le laisser là et de le quitter. Des traces de pas de ces gens, entremêlés, sont encore visibles autour du sépulcre. L'homme qui est arrivé le dernier y grave les siens. Il est debout devant la tombe, et ne pleure pas. Qu'importe? Ce qu'il est venu faire là est sans doute plus important que les larmes versées sur un mort. Il se recueille un petit moment, puis sort de l'intérieur de son habit une sorte de baguette. Il frappe avec cette baguette le dôme de la tombe en terre et crie d'une voix forte: - Eric Moyé! tu n'es pas mort! Réveille-toi et raconte au monde le calvaire que tu as vécu!

Alors, le dôme de la tombe craque et bouge. De ce soudain remuement de la terre voûtée sort d'abord un bras d'homme, puis un autre. Une tête, aussitôt après. On sent l'effort de quelqu'un d'endormi sous la terre, qui se lève. Il est maintenant assis et de la terre ruissèle sur tout son corps. Qui est-ce? Le mort ressuscité. Jésus en avait fait autant pour Lazare. André Silver Konan le fait pour Eric Moyé. Le prophète et l'écrivain ont ce don en commun. L'un ressuscite un mort par la prière, et l'autre par l'écriture. Certains destins, comme certains feuillages, ont cet entrecroisement étrange d'où sort l'utile. L'étoile dans le firmament nocturne a pour scintillement sur l'herbe terrestre le clignotement admirable de la luciole...

Superbe scène d'exhumation, voilà bien ce qu’André Silver Konan, l'homme qui a réveillé le mort, nous donne à voir en lisant son roman "Raison d'Etat". Ainsi, Eric Moyé, l'exhumé, parle et raconte comment il en est arrivé à mourir d'empoisonnement. Et André Silver Konan, nous en fait une littérature bien simple à parcourir, mais trop difficile à accepter. Oui, une littérature simple à parcourir. Cela tient au fait que ce n'est qu'une historiette racontée, comme tant d'autres, avec quelques rebondissements successifs et circonstanciés, qui font la trame ou l'intrigue du récit. Sur cette base où l'intrigue, abrupte en elle-même, ne pouvait se poursuivre plus longtemps, l'auteur en a fait un court roman, comme le cinéaste qui veut aller vite à l'essentiel, abrège ses mises en scène et opte pour le court-métrage. Le fait est qu’André Silver Konan nous a dispensés de lire un roman funeste qui aurait pu être ennuyeux par la longueur de son intrigue, parce qu'il savait, avant de prendre la plume, que le sujet choisi par lui ne se prêtait absolument pas au roman-fleuve à la Victor Hugo. Mais surtout parce qu'il a si bien compris les réalités actuelles de notre pauvre siècle qui n'est pas un siècle d'intérêt gourmand pour la  vraie littérature, mais d'intérêt pour les technologies de l'information et de la communication audiovisuelle.

Il a voulu que son roman soit un bref récit pour ne pas "dégoûter" ce siècle trop paresseux devant les grandes littératures, et très indifférent face aux grands romanciers. Subtilement donc, André Silver Konan ouvre peut-être bien certainement une voie presque neuve et moins nouvelle dans notre pays, celui du court-roman initiatique par la puissance de l'imagination, comme un phare brusquement braqué, pendant un petit moment intensif, sur quelque chose d'absolument curieux qui se passe dans une nuit d'incertitude et de résignation où les consciences sont endormies en pleurant les destins flagellés.

Ce court-roman nous dit juste ce qu'il faut, en allant au fait d'intérêt, en ignorant aussi royalement les aspects purement descriptifs, constructifs et portraitistes des personnages et de leurs cadres d'évolution, qui font tout le charme de la narration dans les romans-fleuves. Pourtant, avec André Silver Konan, ce manquement à la vocation traditionnelle du roman tout court, n'est en rien un manque de style dans son court-roman. C'est que ce nouveau romancier est avant tout un journaliste d'investigation. Emile Zola en était un, et il lui a fallu s'inventer un style pour se faire "accepter" dans le cénacle puritain du genre romanesque, en donnant au monde son courant naturaliste qui a achevé de reconnaître en lui un romancier d'un autre type, sous la plume du journaliste qu'il était. De la sulfureuse Affaire Calas, sortie de sa plume de journaliste, aux autres œuvres non moins résonnantes comme L'assommoir, Germinal, sorties de sa plume de romancier, son talent s'est vu confirmé et imposé de lui-même.

Notre André Silver Konan suit-il une trajectoire différente avec son tout premier roman? Le style de l'imagination insolite employé par lui ne nous en dit pas moins. "Raison d'Etat", qui est au passage un intitulé trop gauche pour le genre romanesque, et qui aurait pu se dire "La voix d'outre-tombe", ou "L'adieu d'un prisonnier", ou encore "La tragédie d'une vie", est finalement un roman d'investigation journalistique, où l'auteur se surpasse pour faire "parler" un mort, tout comme le journaliste qu'il est aurait fait parler (dans une interview) un célèbre prisonnier victime des vicissitudes d'un système politique pourri.

On en arrive ainsi à la difficulté politique  de ce roman. Le problème posé est clair: pourquoi la vie si singulière d'un homme d'affaires sans histoires est-elle happée et brisée par les spirales et les intrigues politiques scabreuses dans une république? André Silver Konan aura réussi à faire de son personnage principal Eric Moyé, un symbole pathétique, celui d'une victime de plus, et sans doute de trop, des abus de pouvoirs, tels que cela se voit en Afrique sous des régimes politiques hautement corrompus. Ici, le combat de l'auteur de "Raison d'Etat", en ce qui concerne plus sa vocation de journaliste politiquement engagé, ne lui fait aucun défaut. C'est à ce fait qu'il voulait directement aller en prenant prétexte de ce court-roman: dénoncer la corruption des pouvoirs publics dans un pays non imaginaire à travers une histoire émouvante, forgée de toute pièce qui met en scène, non pas un héros de légende, mais un martyr politique comme il y en a vraiment eu dans notre pays, gratuitement sacrifié par la consécration des dérives d'autorité. Et ce combat reste mieux compris mais moins accepté par ceux qui se sentiront visés quand on sait que l'histoire d'Eric Moyé est si vivement attachée aux réalités surprenantes d'un pays qui n'est autre que la Côte d'Ivoire.

André Silver Konan s'est prêté à un exercice , celui de traquer, en réalité, la corruption politique qui fait le fonds de commerce de tant d'auxiliaires et de parasites d'un régime politique lui-même royalement installé dans des raisons d'Etats scélérates. L'originalité de ce court-roman est qu'il évite à son auteur, par le fait d'abord de l'épitaphe inscrite en quelques lignes en début d'ouvrage, puis du fondement imaginaire de l'intrigue romanesque, la censure politique devenue la tasse de thé des régimes totalitaires et fébriles. Ce roman grandement dénonciateur d'André Silver Konan sera-t-il favorablement accueilli par le public et par le pouvoir politique d'ici? Si j'ai pu le lire entièrement en une quinzaine de minutes, des milliers d'autres lecteurs peuvent en faire autant pour se donner la curiosité de voir dans "Raison d'Etat", ce que le monde aura vu dans le procès de Nuremberg: la fin des impunités pour des crimes gratuits.

Mais l'Afrique est-elle politiquement candidate à cette ère, André?

 

Sylvain Takoué,

Ecrivain ivoirien.

 



22/11/2011
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