Pages blanches, pages noires
« L’angoisse de la page blanche ». C’est par cette expression que les écrivains témoignent de leur tristesse quand ils n’arrivent pas à écrire le moindre propos censé sur une feuille, après avoir passé des heures stériles, assis en face de leurs ordinateurs ou devant une feuille de papier.
C’est qu’il y a effectivement, dans l’acte d’écriture (comme dans tout acte de création), des moments où ‘‘la chose’’ refuse de se livrer ; des moments où les idées se rebellent et échappent au contrôle de l’inspiration. C’estle degré zéro de la création.
A l’analyse, seuls les écrivains besogneux vivent cette épreuve. Ah ! Ces écrivains besogneux ! Leur rapport à l’écriture est mécanique, industrieux : ils écrivent, non pas par envie d’écrire, mais par habitude, par devoir même. Jérôme Carlos témoignait, il y a une vingtaine d’années, au cours d’un atelier d’écriture à Abidjan, qu’il écrivait systématiquement deux pages chaque jour, au matin ! Cette pratique m’avait paru admirable parce qu’elle attestait les efforts que ce respectable homme des lettres béninoises déployait dans son activité littéraire.
Plus tard, bien plus tard, je me rendis compte que c’était une erreur d’écrire de cette manière presque institutionnelle. L’acte d’écrire de façon littéraire (on peut écrire sans artifice ni talent littéraire) n’obéit pas aux mêmes modalités d’approche que celles qui régissent de nombreux autres arts — je songe notamment à la musique et à la peinture. Le percussionniste, le pianiste, le saxophoniste, le peintre amateur, etc., s’entraîne, de manière mécanique, en faisant des rythmes, des gammes chromatiques. Mais un écrivain ne s’entraîne pas à écrire !
La gamme et le pinceau de l’écrivain, c’est l’alphabet. Quand l’écrivain entre à l’atelier, ce n’est pas pour mieux apprendre l’alphabet ni même pour se perfectionner dans la connaissance du matériel verbal, mais pour créer — car il possède et maîtrise, déjà, l’instrument premier et décisif de la création littéraire : la langue. Il découle de cela que seuls les besogneux de la littérature, ceux-là qui entretiennent avec la feuille des rapports de type institutionnel et civique d’essence ‘‘fonctionnariale’’, éprouvent l’angoisse de la page blanche ; cette page qu’il leur faut absolument remplir, pour éprouver la joie du travail accompli. C’est une satisfaction de fonctionnaire, un bonheur de stakhanoviste singulier, qui ne suffit pas — qui ne saurait même suffire — au bonheur de l’artiste de l’écriture qu’est l’écrivain.
A l’opposé des ‘‘écrivants’’ (ces ouvriers de la littérature qui ont envahi le monde du livre), l’écrivain inspiré n’a aucun rapport conflictuel avec la feuille. Il ne rentre, lui, à l’atelier que lorsqu’il y est invité par les dieux — l’inspiration étant bel et bien une invite des dieux quand ceux-ci, superbes de grandeur et d’assurance, veulent s’amuser de la vanité des hommes (leurs créatures) à vouloir les égaler sur le terrain de la création ! Alors, là, dans l’intimité des rapports sacrés qu’il entretient avec la page, l’écrivain libère les mots qui vont copuler sur l’espace blanc de la feuille devenue, pour la circonstance, un doux drap des noces !
Tiburce Koffi
In Fraternité Matin, Abidjan dans la rubrique "Sanctuaire", du samedi 09 février 2013.
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