SOUS LA SUBLIME DICTATURE DU LIVRE
Pour SCA mon ami-frère!
C’était un rêve. Un cauchemar peut être. Sans sueur froide. Sans tremblement.
Je rêvais d’un pays tombé sous la dictature du livre. Un pays coincé quelque part dans les profondeurs de mon esprit fantaisiste : La République Dictatoriale du Livre.
Dans ce pays curieux, à tous les niveaux, la lecture relève d’un devoir citoyen, d’une obligation béatifiée. Aucun concours ne se dénoue sans l’inévitable phase de compte rendu de lecture.
Le président dictateur sur pieds mis « une brigade de contrôle de lecture » (Bcl), dont la noble tâche est de veiller à ce que l’obligation de la lecture soit exécutée et effective. Souventes fois, la Bcl se tient sur les routes, arrêtent les cars…Et malheur au passager qui ne lit pas sur son siège !
Dans les chiourmes, les geôliers, imposent des livres aux prisonniers qui sont contraints de les lire. Et quand ils ont fini de purger leurs peines, rassasiés de lumières, jamais ils ne récidivent.
Au pays des lecteurs heureux, dans les établissements scolaires et universitaires, obligatoire et inévitable est l’étude des œuvres romanesques et poétiques. Chaque classe ou groupe de Travaux dirigés couve une troupe théâtrale qui représente au minimum une pièce dramatique chaque trimestre. Les concours d’écriture ou de déclamation poétique sont régulièrement organisés par les chefs d’établissement, dévoreurs insatiables de livres.
Au pays de la dictature du livre, les universités, les grandes écoles, les librairies et les avenues le plus usitées portent les noms des plus grands écrivains. La loi, taillée par des aèdes, oblige, en des termes raffinés, les citoyens à ajouter au moins trois livres à tout cadeau ou don fait lors des événements fastes ou malheureux. Dans ce pays où la scolarisation est obligatoire, dans les villages, au clair de lune ou sous un lampadaire, les paysans forment un cercle pour écouter alternativement un conte et la lecture d’un livre exécutés par les agents d’alphabétisation.
Sous la sublime dictature du livre, nul ne peut prétendre devenir ministre s’il n’a écrit au minimum cinq livres. Nul n’est député s’il n’a à son actif 100 livres étudiés ou lus. Les maires sont tenus de doter leur commune d’une bibliothèque et d’une librairie.
Dans ce pays étonnant, un jour, l’opposition pour souiller la réputation éthérée du dictateur, l’accusa de n’avoir jamais lu, ô crime de lèse majesté, « Le Cahier d’un Retour au Pays Natal » d’Aimé Césaire. « Scandale ! Inacceptable ! » criait la foule déchaînée. Le président fut convoqué devant la crème des parlementaires, des critiques littéraires, pour justifier sa lecture de Césaire. Dans une contribution verbale mémorable, il démontra la succulence jamais révélée de Cahier. Et quand au terme de son intervention, il déclama comme un aède des temps anciens, le visage épanoui : « Au bout du petit matin, bourgeonnant d’anses frêles, les Antilles qui ont faim…. ». L’opposition s’éclipsa sous les huées des députés.
Au pays de la dictature du livre, dans les villes, les plus grandes bâtisses après les églises et les mosquées sont les bibliothèques. Imposantes par leur gigantisme, et capiteux par leur éclat solaire.
Dans ce pays aux milles poètes, malheur au séducteur à la culture approximative. Là bas, pour faire vaciller le cœur d’une jeune fille, il faut l’inviter dans une bibliothèque ou une librairie et surtout lui parler de livres. Et surtout de poésie. Si l’amoureux sait déclamer des poèmes, irrésistiblement, la jeune jouvencelle lui tombe dans les bras.
Dans ce pays, les maisons d’édition sont subventionnées par l’Etat ; ces maisons sont productives et promeuvent les livres et les auteurs avec un professionnalisme à toute épreuve. L’Association des Ecrivains a le rang d’une institution. Le siège de l’Association est un bâtiment public qui abrite la plus grande bibliothèque du pays. C’est au sein de l’Association, qu’on recrute les conseillers des ministres et autres hauts administrateurs. Son président, vous n’allez pas me croire, dispose d’une voiture de fonction achetée par l’Etat. Dans ce pays, lorsqu’un écrivain reçoit un prix international de littérature, il est accueilli à l’aéroport en triomphe par un peuple mobilisé. Le Président lui-même se déplace pour l’honorer.
Au pays de la dictature du livre, les concours littéraires et les concours scolaires de théâtre sont sanctionnés par des prix colossaux. Les lauréats des concours reçoivent villas et voitures.
A la tête de ce pays, règne d’un esprit despotique et littéraire un monarque tout à fait original. Ses pairs le taxent de marginal et le marginalisent en effet. Pourtant, ses concitoyens l’adulent, ils sont parmi les plus heureux de la planète. Son Etat est le plus stable des pays du Tiers Monde. Les lois y sont scrupuleusement respectées. Les discours du dictateur ont la beauté harmonique d’un psaume, la rigueur structurale d’une sourate. Il ne les lit pas. Il les déclame. Et son peuple, éduqué à apprécier le Verbe, les boit goulûment en épiant sa musicalité, en traquant ses tournures enchantées.
Ah ce rêve despotique... !
Et je sortis et de mon songe et de mon alcôve pour déambuler dans les rues. Les maquis étaient repus et laissaient échapper de la musique désincarnée et des cris épileptiques de macaques …Je m’assis dans un kiosque. Mes voisins parlaient de politique…Avec ardeur. Je compris alors que j’étais réveillé et bien réveillé. Que le pays de la sublime dictature du livre n’était qu’un rêve. Un rêve de fou…du fou que je suis.
Elvis Apra
publié par Zaouli, le lundi 08 octobre 2012
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