MEMOIRE D’UNE TOMBE DE TIBURCE KOFFI : UNE FRESQUE POLYPHONIQUE ET POLYSEMIQUE
Mémoire d’une tombe, paru aux éditions NEI-CEDA et Présence Africaine, est certainement l’ouvrage le plus généreux de la production littéraire de l’écrivain Ivoirien Tiburce Koffi. Une écriture polyphonique au service d’une intrigue virile et dense. Ici, le narrateur, comme les grands artistes conteurs de l’Afrique traditionnelle, ponctue son récit de strophes chantées pour tenir le lecteur-auditeur en haleine : « djomolo du soir / ciel, terre et étoiles frileuses de minuit/voici venu le temps du dernier conte / Le temps de la grande légende / Prêtez oreilles sérieuses à la parole ailée du conteur / et toi aussi, saltimbanque des soirs mourants / prends ta sèche et accompagne-moi»(P 50). Le musicien tapis dans l’écrivain ne peut s’empêcher, au tournant de chaque « feuillet », de se manifester. Le champ lexical de l’art musical, fort luxuriant, hante tout le livre (trémolos, médiator, allegros, griot, ballade, chant, sèche, cora, salsa etc).
Tiburce Koffi n’a pas failli à sa réputation d’écrivain aux phrases policées. Et celui qui a l’habitude de consommer ses œuvres antérieures, ne manquera pas de constater la maturité de l’imagination créatrice de l’artiste. 513 pages de prose qui marche - qui ne se contente pas de marcher cependant - et qui danse. L’artiste, insolent de talent, accouple les mots pour enfanter « des bâtards » étincelants, mettant ainsi et souvent la langue en rébellion. Le prosateur dévient alors poète : « vents enragés sur la tête chauve du Sahel. Tempête de sable et d’air chaud tourbillonnant comme des soucoupes de la damnation dessous le ciel amer et déchaîné…Qui saura déchiffrer cette autre énigme des songes agités ? Feu et flammes, orages et sécheresse…le soleil rouge et noir la lune pâle et noire !» (Page 484). Dans cet ouvrage, la description des scènes érotiques sont sûrement les plus réussies et les plus ferventes ; l’écrivain, comme inspiré par des dieux suspects, atteint des sommets vertigineux de prouesses stylistiques: « Ses seins gonflés d’appels, ses cheveux en déroute et serpentant sur les draps aux senteurs d’eau de Cologne, son entrejambe ouvert comme une pulpe et frémissant d’envies sauvages, consacrèrent la plénitude d’une nuit de don total des corps et du cœur » (Page 190). « …Désormais sans défense, consentante et frémissante d’attentes devenues insupportables, elle l’accueille entre ses longues jambes qu’elle entrouvre avec générosité, tandis que, de ses mains tremblantes, elle enserre le corps, tout le corps de l’homme en elle » (P505) Ah Tiburce ! quels délices !
Si « le magicien » de la prose exaltée se veut, dans la description de certaines scènes, moins alchimiste, c’est parce que le projet qu’il porte au bout de sa plume est un grand projet philosophique. Un projet tyrannique et délicat qui le pousse à aller droit au but, c'est-à-dire au sens. Alors, il lui faut parfois narrer son histoire sans roucouler. Et quelle histoire ? Originaires d’un pays pauvre, Yalèklo, quatre jeunes gens Sama, Kansar, Ilboudo et Bélem, se distinguent par leur brillant parcours scolaire, universitaire et militaire. A à la demande de leurs dirigeants, ils atterrissent à Cuba pour parfaire leur formation. Au pays de Fidel Castro, ils se nourrissent inévitablement d’idées révolutionnaires. Du retour au pays, les dérives du militaire-président Hassadé Mohane, nouvel homme fort, leur ouvrent l’appétit des ambitions politiques. Après un intense travail souterrain, ils balaient la horde d’ignares galonnés au pouvoir. Sama prend la tête de la Révolution. Le peuple de Yalèklo, a enfin son messie qui l’engage sur la voie tortueuse mais exaltante de la révolution. Yalèklo, devenu Sranouflê Dougou, renait lentement et obstinément de son passé repu d’indigence et de complexes. Le changement de nom, ici, traduit la volonté farouche des nouveaux dirigeants de conjurer la malédiction de la pauvreté à l’effet de séduire le Destin en faveur de leur patrie. L’espoir luit dans tous les cœurs. Mais comme toute révolution, celle de Sama et de ses amis n’est pas sans broyer des âmes innocentes : « après tout, la Révolution n’est pas un bal carnavalesque, ni un forum de gentlemen » (p 451). La milice de la révolution accumule les bourdes. Malheureusement, Sama, le regard fixé sur le but, ne voit rien d’autre que son rêve de bâtir une nation libre et digne. Le rythme imposé au peuple pour sortir du tunnel des ténèbres est infernal. Ses compagnons, eux-mêmes, ont du mal à suivre. De là, va naître la déchirure…Comme un poète incompris, Sama est finalement isolé sur le chemin de la révolution. La seule porte de sortie qui s’offre à lui, en conséquence, est la mort. Une mort irrésistible, qui l’attire comme un aimant : « la crevasse est là, en face de lui, remplie de crotales excités ; l’abîme, au bout de la folle foulée ; mais il sent l’appel de ce vide ; il le renifle, s’en donne plein les naseaux et fonce droit, jusqu’au bout…Jusqu’au bout… » (page 462). Le diable entre alors en scène ; l’esprit de Caen visite traitreusement Kansar. Il assassine Sama, son ami et frère, et inscrit son nom sur la liste sombre des enfants maudits. C’est ainsi que s’achève l’odyssée de Sama (la version tiburcienne d’un certain Thomas Sankara).
La mort du héros signifie-t-il l’échec de la révolution ? Que non ! Sama-le-poète, Sama-le-rêveur a déjà remporté la victoire de la révolution. Il a réussi à semer dans le cœur de son peuple la graine de l’amour du travail et de la dignité : « Le grand pari a été déjà gagné », lance t-il à son épouse à la veille de son assassinat. Le canal en construction avec des moyens dérisoires, symbolise la volonté de son peuple de sortir du gouffre de la misère en vue d’accéder au soleil de la Dignité. Alors, Sama, avant le voyage eternel, débordant de foi, peut prophétiser : « Je gage que, plus jamais, ce peuple…ne renoncera à lui-même, ne refusera l’appel de son propre effort ; plus jamais enfin, il ne rechignera à se donner une chance, le plaisir et la fierté de se construire » (Page 502). La mort de Sama est celle de tous les héros tragiques. Cette mort est surtout celle de tous les semeurs d’étoiles et de rêves. Sama Toé, le héros de Tiburce Koffi, est un concentré de tous les révolutionnaires africains : il traîne la fougue patriotique de Lumumba, le rêve de dignité de N’Krumah, la foi inébranlable de Mandela et la naïveté poétique de Sankara. Par son symbolisme épais, Sama mérite de figurer au panthéon des grands personnages de l’histoire littéraire mondiale : Christophe, Chaka, Fama, Antigone, Hamlet, Etienne Lantier, Rasklonikov etc.
Roman politique ? Essai ? Conte moderne ? Epopée ? Mémoire d’une tombe est tout cela à la fois. Au-delà du parcours de Sama, l’auteur stigmatise sans complaisance toutes les boursouflures du continent noir. Avec ses contradictions, ses dysfonctionnements, ses nombreux travers, ses péchés mignons et surtout ses dirigeants dépourvus de vision et d’idéal. Il flétrit le culte de l’oisiveté, le gaspillage du temps, la culture de l’impunité qui semblent caractériser la mentalité africaine. C’est l’occasion pour l’écrivain de déployer une vaste et profonde réflexion sur la problématique du pouvoir politique en Afrique : Qui doit diriger ? Quel est le profil d’un bon dirigeant ? Suffit-il d’avoir un idéal ? L’échec est-il une fatalité ? Le succès est-il lié à l’idéologie ? Quels rapports entre l’armée et le pouvoir ? Quel type de régime et de dirigeant pour l’Afrique ? Tiburce Koffi, l’artiste, se double de Tiburce Koffi, le philosophe du futur. Au fil des pages, on est impressionné par la vaste culture historique, idéologique, littéraire et musicale de l’écrivain. Fresque polysémique, cet ouvrage est à la fois une satire politique, une invitation au travail, un hommage aux grands révolutionnaires du monde entier, un grand cri de foi, l’aventure d’une écriture et un hymne à l’art musical.
Le Prix Ivoire 2009, attribué à Tiburce Koffi n’est que justice : un grand écrivain est né ! Ahmadou Kourouma et J.M. Adiaffi peuvent reposer en paix ! Mémoire d’une tombe est un chef d’œuvre qui mérite de remporter le Grand Prix littéraire de l’Afrique noire. Finalement, face à un tel déploiement de talent, on ne peut s’empêcher de se poser des questions à propos de « cet artiste égaré » : Que vient chercher Tiburce Koffi – candidat à l’élection présidentielle - dans la jungle de la politique ivoirienne ? Le talent littéraire suffit-il pour aspirer au destin d’un dirigeant politique ? Tiburce Koffi, le disciple, a-t-il assimilé les leçons, toutes les leçons du Grand Maître, Bernard Zadi ?
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