LE SANCTUAIRE D'ETTY MACAIRE

LE SANCTUAIRE D'ETTY MACAIRE

Littérature ivoirienne : Quel sens donné au thème de l’amour dans un contexte de crise sociopolitique?

Depuis plus d’une décennie, la Côte d’Ivoire patauge dans la gadoue d’une crise qui semble ne jamais prendre fin. Le champ politique est devenu un terrain miné où cohabitent des scorpions, des vipères et des piranhas prêts à s’entredéchirer. L’artiste, témoin de son temps, de ces temps carnassiers, a le devoir d’interroger cette période sensible pour lui arracher ses non-dits, l’obliger à se révéler et en tirer des leçons en vue de mieux orienter le peuple déboussolé. La crise constitue, par conséquent, un terreau fertile d’où prennent (et doivent prendre) racine des œuvres de tout genre.

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Les créateurs ivoiriens, sur ce point, n’ont pas manqué à leur devoir. Et des ouvrages sur ces instants tragiques, il y en a eu. De bons ouvrages véritablement littéraires et des ouvrages médiocres, fanatiques, pâles copies des articles de journaux politiques.

 

Paradoxalement, pendant que la crise retient l’attention de nombreux artistes, il y en a qui, comme insensibles aux valeurs qui s’affalent, aux cris de fureur et d’horreur qui assassinent quiétude et plénitude, ont choisi d’emboucher la trompette de l’amour. Il n’y a jamais eu autant de livres traitant du thème de l’amour que dans cette période. Roman d’amour, roman à l’eau de rose, poèmes d’amour, chants d’amour etc. Des auteurs anonymes aux auteurs confirmés, le thème de l’amour et ses substituts hantent de milliers de pages.

 

Il suffit de faire un tour à la librairie pour s’en convaincre. La plupart des œuvres de fiction ne parlent que des affres et des fastes des idylles, des épines et des joies du mariage, de l’ardeur destructrice d’un cœur amoureux etc. L’amour inspire.

Pourquoi nos écrivains donnent-ils dos à la crise qui pourtant est un vaste champ à exploiter et à interroger ? Pourquoi cette ruée vers l’univers de Cupidon et Venus alors que la cité est en flammes ? Pourquoi des chants d’amour dans un univers de sang et de larmes?

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Il est clair que nombreux parmi ces auteurs ont choisi ces thèmes juste pour vendre tant il est connu que le lectorat ivoirien adore bien lire de petites histoires à l’eau de rose.

Qui n’a pas envie d’être cité parmi les meilleures ventes, ne serait-ce que juste derrière l’incontournable Isaïe Biton Koulibaly ? Ceux-là sont les abonnés au mimétisme. La littérature, pour eux, constitue juste un tremplin pour voir leur nom inscrit la fratrie des auteurs. Ils se soucient très peu de la qualité littéraire de leurs œuvres et trouvent leur compte dans de médiocres historiettes de cœur et pis dans la littérature de gare qui comme un vent vilain d’harmattan frappe nos visages de son fouet rugueux, polluant nos intimités avec les livres.

 

Mais, il est bon de savoir que le choix du thème de l’amour dans un contexte de crise peut donner lieu à plusieurs lectures, plusieurs interprétations. Des réflexions très approfondies peuvent être faites en milieu universitaire pour comprendre ce choix. Nous voulons ici proposer juste quelques pistes sans prétentions heuristiques.

D’abord, nous pourrions parler comme les partisans de Freud de choix relevant de l’inconscient. Autrement dit face à l’horreur, une écriture célébrant l’amour se présente comme une réaction inconsciente normale. L’écrivain, en réalité, n’a même pas choisi en toute conscience l’amour comme thème de sa création. Ce thème s’est imposé à lui conformément à son état d’esprit.  Son livre traduit sa peur de vivre dans une société en déconfiture où la mort règne au quotidien.

 

La thématique de l’amour devient comme une sorte de refuge, une citadelle pour se préserver de la haine, de la destruction. Elle traduit le rêve d’une cité de paix.  L’amour est donc un rempart contre les affres de la guerre, une sorte d’échappatoire, de refuge. Il procède du désir de l’écrivain de vivre dans un monde où le rêve et la joie sont les maîtres mots.

 Ensuite, n’est-il pas mieux de faire l’amour que de faire la guerre ? L’amour n’est- ce -pas l’expression d’un humanisme, le refus de choir dans les miasmes de l’intolérance et de la violence ?

 

Le thème de l’amour en littérature dans un contexte de déflagration se veut un contrepoids contre les affres de la crise. Après avoir bu tant d’horreur, l’on a besoin de se familiariser à quelque chose de plus agréable et il n’y a rien de mieux que l’amour. Même les épines de l’amour et les tourments du cœur valent mieux que le bruit des canons. Lire un livre narrant une belle histoire d’amour permet de supporter, un temps soit peu, la laideur du quotidien et de fuir « l’existence brumeuse ».

 

Cet argument s’articule avec un autre. Faire lire des histoires évoquant les guerres ou les horreurs de l’humanité à un peuple traumatisé par la guerre ne ferait-il pas de lui un grand malade, un traumatisé, un psychopathe ? On lit souvent pour transcender les puanteurs de l’existence.

Pourquoi ne pas faire évader le lecteur à travers une belle intrigue qui fait la part belle à l’amour. Et puis, il y a que les gens en ont assez de cette crise qui, comme un serpent de mer, nous nargue. Refuser d’en parler traduit, en fait un ras-le-bol face à l’inacceptable. En parler c’est comme en revivre.

 

Enfin, cette préférence pour les thèmes de l’amour, alors que le pays est en crise peut être aussi une façon de se mettre à l’abri de la politique. Nul n’ignore que dans un pays hyper politisé toute parole, et donc tout texte politique est interprété selon le camp et peut être source d’ennuis. C’est bien ce que pense Stendhal quand il écrit : « La politique dans une œuvre littéraire, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert » (In La Chartreuse de Parme). Autrement dit, elle est telle une note discordante qui vient massacrer la gaieté qui accompagne la fête du quotidien accepté.

 

Au regard de tout ce qui précède, force est de reconnaître que l’omniprésence du thème de l’amour et ses démembrements sur de milliers de pages littéraires en Côte d’Ivoire traduit clairement la soif des Ivoiriens de sortir de cette zone rouge.

C’est un signe, une preuve que les décideurs doivent pouvoir décoder pour créer les conditions de la paix. Consciemment ou inconsciemment, les écrivains traduisent par leurs écrits les attentes légitimes d’un peuple traumatisé.

 

ETTY Macaire

in Le Nouveau Courrier du 04 octobre 2013



07/10/2013
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