INTERVIEW/ AKA SERGE ARNAUD, enseignant de lettres
Professeur de lettres modernes Aka Serge Arnaud, qui se définit comme un « adepte de la littérature », a un regard pointu sur le monde de la culture ivoirienne. Une entrevue avec lui est une occasion d’apprendre et surtout à réviser ses opinions. Avec lui, nous évoquons ici à bâtons rompus la culture et les lettres ivoiriennes, mais surtout la condition de l’intellectuel africain.
Est-il encore aujourd'hui utile de spéculer sur l'importance de la culture et notamment de la littérature dans le développement d'un pays?
Je prends la culture au sens large sans les surcharges d’un quelconque diplôme. La culture sort l’homme de l’abrutissement. Elle envahit l’homme et le concentre de personnalité. Sans culture, un homme est une créature presque vile. Il doit continuellement actualiser ses connaissances et anticiper sur son futur pour éviter d’être un avatar de l’animal. Il est donc inutile de spéculer sur l’importance de la culture tant sa portée est certaine.
La littérature, s’inscrivant dans cette logique, ne peut que consumer les ignorances pour pourvoir l’intellect de l’homme de données certaines dans l’édification de sa personne. La littérature, prenant en charge l’homme, contribue à l’entretien de sa société. Un pays sans littérature n’existe pas. La littérature fait un pays comme un pays fait la littérature.
Pensez-vous que les autorités africaines ont compris cet enjeu?
L’Afrique est un charmant continent où les besoins premiers qui préoccupent les décideurs sont d’ordre politique, alimentaire… La culture ne représente qu’une formalité à respecter. Les ministères de la culture n’existent que par motif de conscience. Mais je pense que nous pouvons comprendre ce désintérêt dans la mesure où la fragilité de nos états détourne l’attention de leurs décideurs des problèmes cruciaux relatifs à l’épanouissement spirituel, intellectuel du peuple.
Que pensez-vous de l'état de la littérature en Côte d'Ivoire?
La côte d’ivoire est pourvue d’une bonne crème de littéraires. Nous n’avons rien à envier aux autres pays. Les seigneurs de notre littérature (Bernard Dadié, Zadi Zaourou…) ont posé les jalons d’une société intellectuelle décomplexée. Notre littérature est sérieuse, légendaire, fertile… Seulement, une politique de la culture de la lecture n’est pas pour le moment aiguë pour susciter une audience forte : bibliothèques dans les écoles, dans les quartiers, … Mais, je crois que l’école doit aussi jouer un rôle d’initiation pointue à la littérature.
Depuis quelques années on a l'impression que les choses du point de vue de la qualité n'avancent pas. Les grands textes manqueraient-ils? Se pose-t-il un problème de relève?
Un maître, on le dépasse ou on le tue. La littérature est un art. Elle ne doit pas être un cadre de recréation. En littérature, on écrit, on n’apprend pas à écrire. Même si la littérature nait après la rature, la littérature n’est quand même pas la rature. Aujourd’hui, la floraison des productions fait constater des œuvres précoces dénuées de densité, de profondeur, de hauteur. Les œuvres originelles sont de plus en plus absentes.
Je crois que nous assistons quand même à une littérature nouvelle où l’écriture excentrique est développée. Cette littérature du postmodernisme a des tenants comme Tiburce koffi, Venance Konan. Ils ont une écriture pointue sans emballage, une plume qui charge et décharge, épie, secoue, bouscule… Bref, une nouvelle littérature transgressive est lancée par des écrivains qui se dégagent et s’engagent. Toutefois, il est à reconnaître que notre littérature connait une phase de transition. Certes, elle ne se cherche pas, mais elle cherche une marque nouvelle plus glorieuse.
On accuse souvent les enseignants de lettres de n'avoir pas fait leur travail. Il suffit de voir comment le niveau des étudiants est en baisse surtout en littérature…
C’est possible Depuis quelques années, le filtrage conduisant à l’enseignement n’est plus rigoureux. . De plus, aujourd’hui, plusieurs viennent à l’enseignement pour échapper au chômage et non par vocation. La hargne d’enseigner étant absente, nous assistons à l’exercice d’un enseignement sans passion. En sus, l’environnement linguistique dans lequel nous évoluons concurrence dangereusement la pratique d’une langue rigoureuse qu’est le français. L’ « ivoirisme », le « nouchi », les messages « smsiques » s’ancrent résolument dans le langage de l’ivoirien. Par ailleurs, il importe de savoir que les professeurs sont un maillon d’une chaîne. Ils n’interviennent qu’après le primaire. Si la base est ratée, les mesures de rattrapage au secondaire et même au supérieur constituent une entreprise patiente, d’une longue haleine. Egalement, Les perturbations et la corruption dans le système scolaire ont influé dangereusement sur l’intérêt à la culture. Aussi, l’absence d’infrastructures pour la littérature impressionne et suscite des vocations à la médiocrité, à la débrouillardise langagière.
Quelle est votre analyse sur la très peu de visibilité de la poésie et du théâtre en Côte d'Ivoire?
J’estime que le système scolaire devrait subir une refonte afin de susciter une attention plus accrue sur ces genres. Dans une société au langage primaire, dominée par le prosaïsme, la poésie s’affiche comme un épouvantail. Elle est perçue par plusieurs comme un langage hermétique, ésotérique. Or, si elle est ésotérique, il importe qu’une initiation soit effectuée dès l’école. Si elle est l’objet d’une répulsion, je crois que c’est par ignorance dans la mesure où la poésie est consubstantielle au quotidien de l’homme. Paraphrasant Baudelaire, je dirai que l’on peut se passer de manger une fois, deux fois, mais de poésie, jamais. Cette approche métaphysique de la poésie montre son caractère inséparable à la nature humaine. La poésie nous habite.
Quant au théâtre, je dirai qu’il est écrit pour être représenté et vu. Aujourd’hui, le théâtre populeux connait un progrès immense et le théâtre pur est en vacances. Les initiatives sont effritées.
En tant qu’enseignant et intellectuel, pensez-vous que les intellectuels ivoiriens ont joué leur rôle d'éclaireur dans la crise ivoirienne?
En Côte d’Ivoire, les intellectuels ne s’expriment pas souvent ou s’expriment mal ou s’étouffent. Ils ne s’expriment pas car ils ne constituent pas une société civile forte, objective. Le courage leur manquant, ils se taisent et pactisent. Ils sont marqués par une inertie notoire. Du coup, la population ne voit que des politiciens. Ils s’expriment mal car leurs ambitions personnelles prennent le dessus sur leur étoffe intellectuelle. Ils s’étouffent par la politique. Celle-ci a inoculé en eux le venin de la démagogie, de la subjectivité de sorte que l’analyse vraie des faits est occultée au profit d’intérêts mesquins. Ils suivent plus un homme que les valeurs intellectuelles. Disqualifiés, ils ne sont aujourd’hui que l’ombre d’eux-mêmes. Ils naviguent : ils vont à droite, ils trottinent à gauche ; ils sont partout et nulle part. Celui qui parle encore est en réalité un aigri, un oublié qui attend son heure de gloire. Dans la mayonnaise du pouvoir, il cesse d’être intellectuel. La politique en Cote d’ivoire est devenue une religion, une secte. Le leader est un dieu à vénérer, à adorer ; un gourou à exalter. L’intellectuel ivoirien, quand il ne s’ignore pas, devient ce fidèle fanatique qui sachant la bonne parole, se tait car assoiffé de nourriture. Sa cervelle d’intellectuel s’est transformée en soupière à sous. Hélas !
En clair, l’arène des intellectuels s’est désertée il y a bien longtemps. Dans ce cas, les intellectuels ne peuvent voir le danger venir, ils sont eux-mêmes le danger. Ici, l’on n’assiste plus à la force des arguments mais plutôt à l’argument de la force parrainée par les intellectuels.
Pour terminer, dites-moi: quelles sont vos attentes pour une Côte d'Ivoire plus éclairée
Les intellectuels doivent occuper leur place dans la tenue des grands débats du pays. Leur silence et leur inertie pactisent avec le mal. En outre, la télévision et la radio doivent quotidiennement initier des rencontres d’intellectuels pour nourrir la population sur des sujets d’actualité. De plus, la Côte d’ivoire intellectuelle a besoin d’un leader. Ecoutez, nous damons le pion à tout le continent quand il s’agit de concours d’agrégation du CAMES. Ce n’est pas un fait anodin. Mais, il ne suffit pas d’aller à l’université pour savoir que nous avons des sommités. Il faut que les intellectuels se révèlent au grand public. Il importe qu’ils occupent leur place de hérauts afin d’être des héros de la conscience libre de la Côte d’ivoire.
Par ETTY Macaire
In Le Nouveau Courrier du 1er février 2013
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