IL ETAIT UNE FOIS JEAN-MARIE ADIAFFI : « L’INSULTEUR PUBLIC »
15 novembre 1999 - 15 novembre 2011. Voici 12 ans que nous a quittés l'un des plus grands créateurs littéraires ivoiriens. Jean-Marie Adiaffi, nul ne le conteste est un génie, peut-être même le plus grand auteur qu'ait produit notre pays, la Côte d’Ivoire, depuis Bernard Dadié. A l'occasion de la commémoration de son séjour à « êbrô » (l’au-delà), nous vous proposons de redécouvrir l'Homme.
Jean-Marie Adiaffi : homme de Lettres et de Culture
Au petit matin de ce 15 novembre 1999, ce jour de Paix, Adiaffi s’en allait dans la Paix. Dans un nuage de kaolin… Sans tam-tams ni grelots. Et la presse nationale pour célébrer ce voyage vers « êbrô », lui avait rendu un vibrant et unanime hommage. Ainsi avait-on pu lire : « Comme un papillon en quête de nectar, le bossoniste s’en est allé au pays des ombres éternelles » (Notre Voie, 17 novembre 1999), « Les Bossons perdent leur maître » (Le Jour, 17-11-1999), etc.
Né en 1941 à Bettié (Abengourou), Jean-Marie Adiaffi perd très tôt ses parents et est élevé par son oncle maternel. Après son cycle primaire au village et secondaire à Bingerville, il s`envole pour la France où il obtint, à l`IDHEC, un diplôme de réalisateur de télé et de cinéma. Malheureusement, les conditions de travail à la RTI ne lui convenaient pas. Il retourna alors en France pour préparer une licence et une maîtrise de philosophie à la Sorbonne. En 1968, il publie un premier recueil de poèmes« Yalè Sonan ». Puis, en 1980, « D’éclairs et de foudres : Chant de braise pour une liberté en flammes », un poème qui annonce une écriture neuve et fulgurante. En 1981, il obtint le Grand prix littéraire d'Afrique Noire avec son roman « La carte d'identité », dont le héros Mélédouman (« Je n’ai pas de nom ») est en quête de son identité. Considéré, à juste titre, comme l`une des figures de proue de la « nouvelle écriture ivoirienne », Adiaffi introduit le concept « N’zassa » dans la littérature. Un genre fait de mélanges des genres. Dans un langage virulent où tout se mêle pour constituer des « coups dans la gueule ». En un mot, une écriture puissante au service d`un engagement poétique et politique sans borne. Personne ne pouvait donc rester indifférent devant cet homme au verbe haut, chaleureux à l’extrême, expansif dans ses propos comme dans ses gestes amples et péremptoires, et très souvent habillé majestueusement d’un pagne kita et d’un long collier en or.
Opposant irréductible sous Houphouët-Boigny, Adiaffi se présentait comme un homme de la gauche révolutionnaire… On l’a justement vu aux côtés du Président Thomas Sankara lors de la Révolution burkinabé. Adiaffi refusait de garder le silence face aux nouveaux enjeux politiques. Il refusait, en somme, de rompre la distance entre son art et le présent ! C’est pour cela qu’au plus fort de la crise sociale de 1990, quand les enseignants furent arrêtés et conduits au camp d'Akouédo, les soldats refusèrent d'emmener le poète qui voulait se constituer prisonnier. Qui oserait arrêter « un fou » ? En effet, face au pouvoir, Adiaffi était sans pitié, mais sa cruauté était toute verbale : « Je suis le griot de la gauche… Houphouët nuisible à l'Etat au troisième tiers de sa vie… Quand j'utilise les mots ivoiriens pour désigner nos réalités africaines, de petits aliénés se permettent de se plaindre... » Jean-Marie Adiaffi apparaissait ainsi comme un « insulteur public », selon la belle image du professeur Léonard Kodjo.
Lorsque Henri Konan Bédié « hérite » du pouvoir en 1993, Adiaffi se proclame « Bédiéiste de gauche ». Et son ami « Zied » (Bernard Zadi Zaourou) devenu, entre temps, ministre de la culture, le nomme Sous-directeur des cultures religieuses, philosophiques et juridiques à la Direction du Patrimoine. Membre de la Curdiphe, (Commission Universitaire de Recherches et de Diffusion des Idées du Président Henri Konan Bédié), il signe en 1996, un ouvrage intitulé « Lire Henri Konan Bédié ». Sa nouvelle familiarité avec le président Bédié amena les journalistes à s’interroger : « Adiaffi est-il un griot appointé ou Voltaire illuminant le royaume de Frédéric II ? »
Jean-Marie Adiaffi : Chercheur en religion traditionnelle
Lorsque la mort l’emporte, le 15 novembre 1999, Jean-Marie Adiaffi laisse un manuscrit inachevé : « Le Bossonisme, une théologie de libération et de guérison africaine. L'Afrique entre le devoir de mémoire et le devoir de futur. » En fait, l’histoire du bossonisme a marqué un tournant important dans la vie de l’écrivain. Notamment sa rencontre en 1976, alors qu’il était professeur de philosophie au lycée classique d’Abidjan, avec la Comian Akoua Mandodja du village de Tanguélan. A ce propos, il disait : « Il y a dans la vie d’un homme des rencontres-destins qui vous transforment, vous délivrent un message tellement fort qu’il devient une sommation, un ordre spirituel, un itinéraire clair, une voie lumineuse à suivre, une étincelle qui vous habite et vous brûle à chaque instant de votre vie : Ma rencontre avec la Comian Akoua Mandodja, ma mère spirituelle, est de celle-ci. » (Cf. Le livre du Bossonisme).
Après avoir défendu l'emploi du terme « animisme », Adiaffi crée dans les années 1990 le termebossonisme pour désigner les personnes autrefois qualifiées d’animistes. Il forme ce néologisme à partir du mot bosson, en langue agni, qui désigne des puissances du terroir auxquelles est rendu un culte ; les officiants du culte qui ont la charge d'incorporer ces puissances bosson lors des possessions rituelles et de rendre des oracles, sont appelés comian en agni. Mais parler de bossonisme ne relève pas d’une simple bataille terminologique. La doctrine qu’il exprime pose la problématique de la modernisation des religions africaines jusqu’alors qualifiées de « traditionnelles ».
D’ailleurs, l’une des héroïnes de son roman, Silence, on développe, « la terrible Priko-Néhanda, l’Amazone des montagnes qui a le secret de la vie et de la mort, est une comian ». A partir de 1993, il sillonne tout le pays et recense environ 6000 comians. Une corporation dont il devient en quelque sorte le porte-parole. Dès lors, il entreprend la collecte des mythes et des symboles des peuples de Côte d'Ivoire. Les mythes recueillis, les objets collectés puis les rites effectués par les comian, captés à l’aide d’une caméra vidéo, ont composé progressivement son univers familier. Pour Adiaffi, le bossonisme « affirme l’existence, dans la conception africaine, d’un Dieu unique créateur du monde et des hommes ». Il en donnait pour démonstration, le nom de Dieu dans différentes langues de la Côte d’Ivoire : « Gnamien kpli en anyi-baoulé, Lago en bété, Zeu en akyé, Gnonsoa en wê, etc. ». Ce Dieu suprême se tient loin des hommes avec lesquels il n’a aucune relation. Il a créé des puissances intermédiaires, envoyées comme des messagers, les bosson. Ainsi le bossonisme revendique-t-il l’absolue africanité de son monothéisme, qui ne veut rien devoir à une quelconque influence de religions dites révélées : « La religion africaine n’est pas polythéiste comme le pensent certains, mais monothéiste. Cette idée de polythéisme entre dans la politique des Européens et notamment des missionnaires, de dénigrer et de détruire les valeurs africaines dont la religion africaine » (Cf. Ivoir’Soir, 16 décembre 1999).
Adiaffi, faut-il le souligner, ne s’est jamais présenté ni fondateur d’une religion ni prophète, inspiré de Dieu ou des bosson, mais comme un défenseur de la culture africaine dont la religion constitue à ses yeux un élément essentiel. Lors de ses nombreuses conférences publiques, il affichait avec véhémence son anticolonialisme et son anticléricalisme. Avec le bossonisme, Adiaffi travaillait à réhabiliter aux yeux des Ivoiriens leur religion ancestrale longtemps dépréciée sous le nom de fétichisme et facilement amalgamée à la sorcellerie. Puisque « l'aliénation spirituelle est la source, la racine des autres aliénations », il lui fallait réconcilier les Ivoiriens avec leur patrimoine culturel. Comme pour dire « tout culte n’est (finalement) que culturel ». Il aimait à donner souvent cet exemple : « Le drame, c'est que les gens confondent s'occidentaliser et se moderniser. Pourtant le Japon s'est modernisé sans s'occidentaliser, alors que le Japon est animiste ! » (Cf. Fraternité Matin, 30 novembre 1993). Pour Adiaffi, la modernité suppose à la fois le Progrès, la Raison, la Science et la Technique. Et tout particulièrement, la modernisation doit s’effectuer aussi dans le respect et dans la continuité des traditions africaines. Au cours d'une interview, il résout le problème en ces termes : « L'animisme n'est pas du tout un frein à la modernisation ! Ce que les gens doivent savoir, c'est que dans l'histoire, la religion catholique était une religion contre la modernité. Elle a condamné Galilée pour avoir dit que la terre tournait autour du soleil. Par conséquent, il ne faut pas confondre le secteur de la foi qui est la religion et le secteur de la rationalité qui est la science. » (Cf. Fraternité matin, 30 novembre 1993).
Dès la fin de 1993, il écrit le projet de création d’un Centre de Recherche Animiste (CRA puis CREA) : « Le CREA, expliquait-il, a pour objectif l'étude, les recherches, la connaissance et la reconnaissance, la réhabilitation, la modernisation de l'animisme cette grande religion africaine inconnue, méconnue et falsifiée sous le nom nouveau du bossonisme, la religion des bosson ». Finalement rebaptisé Centre International d'Etudes, de Recherches et de Diffusion Africaine (CIERDA), le centre ne verra pas le jour. Son second grand projet qui était d’organiser en décembre 1999 un Congrès international sur les religions africaines, avec pour thème : « Le Bossonisme et la modernité », n’a pas abouti non plus. Mais par contre, le terme « bossoniste est devenu en Côte d’Ivoire d’un usage très courant et Adiaffi s’est vu, petit à petit, inviter aux côtés des représentants des religions dites révélées (imam, évêque, etc.) pour représenter les « bossonistes ». C’était-là pour lui une grande victoire.
Jean-Marie Adiaffi, si absent, si présent, 12 ans après
Douze ans après sa mort, Adiaffi reste vivant dans l’esprit de tous. Mais un artiste meurt-il jamais ? Le poète a, certes, pris ses quartiers à « ébrô », mais on le (re)découvre tous les jours tant dans ses prises de positions politiques que dans ses œuvres littéraires. Et l’on se rend compte, que c’est désormais un classique. En effet, les spécialistes de la littérature le confirmeront certainement. La plume d’Adiaffi est le couteau à double tranchant de l’écriture : une lame qui tranche dans le lard de la bêtise humaine, et une deuxième qui coupe les tabous et désangoisse le quotidien. De digressions interminables truffées d’adjectifs aux verbes fleuris ensemencés de crottin, Adiaffi jouait en permanence sur les décalages, à tel point qu’il paraissait périlleux de deviner où il voulait en venir…
Tout était loufoque et cruellement vrai chez Adiaffi. Il avait l’art de nous faire rire de nos difficultés et du poids de nos bêtises. Sa littérature ne se définit pas dans les œillères ni formules des théoriciens de l’esthétique. L’écriture, chez Adiaffi, se trouvait dans sa liberté de s’exprimer, en dehors des dogmes de lecture et des cases de placement définitifs.
SERGE GRAH
Ecrivain
Cet article a été publié dans le quotidien ivoirien LE TEMPS le samedi 03 décembre 2011
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