LE SANCTUAIRE D'ETTY MACAIRE

LE SANCTUAIRE D'ETTY MACAIRE

FORUM LITTERAIRE : La poésie serait‑elle en crise en Afrique ?

 

 

Par ETTY Macaire


S’il est un lieu commun de dire que la littérature n’occupe pas la première place dans les pratiques culturelles des Africains, il est aussi vrai que la poésie est en crise. La crise est tellement sérieuse que l’on ne saurait la voiler par des paroles mielleuses ou consolatrices.  Attention, ce n’est pas la qualité de la poésie et de nos poètes qui est en cause mais la désertion du grand public du champ de la consommation poétique.

 

 

Oui l’hydromel dont parle le maître Bernard Zadi n’est pas prisé par la foule. Orphée et Prométhée malgré leur talent ne réussissent pas à séduire le public africain d’aujourd’hui. Une petite enquête auprès des potentiels lecteurs révèle que de nombreux Africains ne lisent pas ou n’aiment pas lire la poésie. Ils la considèrent comme un luxe ou du moins un genre élitiste réservé à un cercle d’initiés. Les maisons d’édition, comme pour porter l’estocade à ce genre considéré comme le plus noble, se gardent de prendre des risques en faveur de la poésie. En effet, la vente des œuvres poétiques s’inscrit dans le domaine de l’incertitude. Seuls les auteurs confirmés peuvent passer par les mailles du filet. Mais combien de fois par an ? Les maisons d’éditions préfèrent éditer des romans et des nouvelles, qui de loin, sont les genres les plus prisés par le grand public. Les maisons d’éditions, étant avant tout des structures commerciales, voient tous leurs actes en termes de gains et profits. De ce point de vue, la poésie se trouve défavorisée, clouée, condamnée.

 

De grands poètes africains ont fini par devenir des romanciers pour avoir des chances d’être vendus et lus. L’exemple de Tcikaya U Tamsi est le plus éloquent. On n’oubliera pas que la plupart des grands écrivains lus et célébrés ne sont pas que des poètes. Ils ont obligés d’être, à la fois, poètes et dramaturges ou poètes et romanciers. L’immense Victor Hugo était à la fois poète, dramaturge et romancier. L’inusable Bernard Dadié est connu avoir goûté à presque tous les genres. Le grand Aimé Césaire, de la poésie est arrivé au théâtre qui, selon lui, est le meilleur moyen pour éduquer les masses populaires africaines. Bernard Zadi Zaourou le poète ivoirien a pu arriver à toucher un meilleur public que grâce à la représentation de ses pièces théâtrales. Ses poèmes se sont circonscrits aux cercles universitaires et littéraires.

 

La crise de la poésie comme on le constate n’est pas un fait nouveau. Mais, si on en parle c’est parce que ces derniers temps, la situation est allé de mal en pis. Les prix littéraires sont décernés en majorité aux romanciers et aux essayistes. La télévision et la radio, quand elles veulent parler de littérature, préfèrent inviter les romanciers. Les cérémonies de dédicaces qui attirent du monde sont celles faites par les romanciers ou nouvellistes.

 


Malgré ses signaux rouges, de plus en plus, les jeunes talents se révèlent en matière de création poétique. Sur facebook, on constate une véritable ébullition autour de la « chose » poétique. Les Ivoiriens écrivent quotidiennement des textes poétiques et les balancent, à défaut d’être publiés, sur la toile en espérant trouver de potentiels lecteurs et pourquoi pas un éditeur. Il est clair que tous les textes ne sont pas brillants – il en existe même qui n’ont de poésie que de nom – mais le constat est que dans cette avalanche de poèmes, il y a des pépites d’or, des talents certains qui n’attendent qu’à éclore. De jeunes plumes s’efforcent à produire des textes inspirés, colorés, rigoureux dans la forme, originaux dans le fond. Malheureusement, ils doivent se contenter des compliments souvent non avisés de leurs amis et connaissances.


Une chose est indiscutable : la poésie est en chute libre. Pas au niveau de sa qualité (ce qui pourrait être le sujet d’un autre débat) mais au niveau de son emprise sur le public. La question qui se dresse d’emblée est la suivante : pourquoi le public est de moins en moins attiré par la poésie ? Pourquoi la poésie n’est elle pas aussi populaire que le roman ?

 

Au-delà des raisons communes, des raisons qui font l’unanimité, il faut remonter loin dans le temps pour comprendre que la crise de la poésie est inhérente à son essence. Certes la poésie que charrie un beau cantique, une fleur, un paysage ou un spectacle est prisée naturellement par le cœur humain, mais la poésie dans sa forme moderne, c'est-à-dire en tant que texte écrit d’une certaine manière, avec toutes les ressources de la langue, a toujours été un genre hors de portée de la multitude. En effet, intrinsèquement, la poésie est un genre noble et donc réservé à une minorité, à un groupe de privilégiés. Elle a été dans la société française à une époque l’apanage de la noblesse au moment où le roman revenait au peuple. En Afrique au contraire, la poésie a été à travers le temps le genre le plus populaire, mais pétrifié sur du papier, la poésie perd de son charme, en tout cas aux yeux des Africains, en se muant en un nœud hors de portée, des signes indéfrichables, un mur hermétique. Depuis le jour où la poésie a déserté les habitudes des peuples noirs pour s’enfermer dans les livres, elle a perdu de sa magie.


Au moment où l’émotion semble avoir fui le cœur des Africains, un débat de fond sur la poésie mérite d’être engagé. C’est aux poètes de chez nous, eux-mêmes, de nous éplucher les raisons de la perte de l’aura de leur art auprès de leurs peuples.

 

La chute de la poésie : ce que des écrivains en pensent


Nous avons récueillis l'avis de quelques écrivains sur la question du déclin de la poésie en Afrique. Voici leurs propos.


Cédric Marshall Kissy (auteur de Tréfonds de Cœur de Pierre)

 


La déliquescence de la poésie sur le continent africain tire son origine de plusieurs raisons, à mon humble avis. D’abord, elle réside dans une certaine « paresse intellectuelle » qui gagne plus d’uns. J’entends par là que la grande masse estime que les messages véhiculés par les poèmes sont toujours tacites, codés. En deuxième lieu, elle s’explique par la politique littéraire en vigueur. On ne crée pas les conditions favorables à l’émergence de la poésie. Si la poésie n’est pas soutenue, elle continuera son chemin de croix vers le déclin. On n’a pas besoin de se munir de loupes et d’un microscope pour se rendre compte que la poésie se vend bien plus que difficilement, non seulement en Afrique, mais dans le monde entier. Cela dit, il ne faut pas perdre de vue qu’une maison d’édition est avant tout, une entreprise. Et une entreprise se doit impérativement de faire des bénéfices au risque de fermer. De fait, je ne les plains pas. Et sans les exempter de tout reproche, je les comprends. La poésie est avant tout un état d’esprit, une manière de saisir les choses. Elle est une certaine attitude. … Même si ses paroles semblent s’éteindre dans le désert, tôt ou tard, j’ai foi qu’elle se fera entendre un jour. En dépit de sa virulence, la poésie est surtout espérance…


Amadou Lamine Sall (poète sénégalais)

 

 


 

Le marché de la poésie est très faible, presqu’inexistant. Ceux qui entrent dans une librairie et en ressortent avec un livre de poésie sont rares. Oui, si une œuvre poétique est au programme scolaire et universitaire, elle marche, on l’achète. Sinon, la poésie se vend mal. Par contre, chez moi, au Sénégal, le marché de la poésie se porte bien. Nous tirons deux mille exemplaires et nous les vendons sans peine. L'armée, la gendarmerie, la police, la douane sont les premières consommatrices de poésie au Sénégal. C'est un héritage de Senghor qui en fut le premier Président de la République. Beaucoup de gradés ont publié chez nous des poèmes. C'est une spécificité bien sénégalaise. Quand un policier m'arrête dans la circulation, c'est pour me demander si je n'avais pas un recueil de poèmes à lui offrir. Des amis étrangers ont eu à vérifier ce fait alors que nous étions en voiture. Ils peuvent en témoigner.

(http://www.planeteafrique.com)

 

Bérénice La Luciole d’Abidjan (poétesse)

 


 

Je considère la poésie comme un langage qui peut prendre différentes formes, elle peut être romantique, dramatique, lyrique, épique, spirituelle, engagée … mais aussi en vers, en prose … en rimes embrassées, croisées, plates ou redoublées … Peu importe sa forme la poésie transporte des émotions, des sentiments, des valeurs.  Chacun la reçoit, l’entend, l’intègre en fonction de sa vie, de son expérience, de son ressenti.

La poésie peut être vécue comme quelque chose de compliqué, d’où le manque d’intérêt porté à cet art par certaines personnes. Le vocabulaire, les figures de style, la finesse et la subtilité peuvent être un frein. D’où le manque d’intérêt et donc de lecteurs.Forcement entre un roman et un recueil de poèmes un éditeur préfèrera le roman qui aura plus de chance d’être vendu, il s’adressera à un public beaucoup plus large.

Il faudrait peut-être rendre la poésie plus attractive et plus abordable par des jeunes lecteurs qui n’ont pas la même sensibilité que nous adultes.

Bien sûr nous demandons à nos jeunes de connaitre « Les fleurs du mal de Baudelaire ». Je prends volontairement cet exemple car c’est mon livre préféré et j’ai moi-même voulu que mes enfants le lisent. Mais sincèrement sauf pour les élèves qui sont férus de littérature comment un jeune peut-il aimer Baudelaire.  Ce que Baudelaire exprime et la façon dont il l’exprime dépasse et de loin ce que nos jeunes savent de la vie.

Après lecture du livre mon fils m’a fait savoir je le cite « Que trop de choses  étaient floues… ». « Je ne sais comprends pas ce qu’il veut dire … Je ne sais pas pourquoi il ressent cela  … »

J’ai alors réalisé qu’il était passé à côté de l’essentiel. Surtout quand il m’a dit peu de temps après lisant un de mes textes « Voilà ce n’est pas du Baudelaire mais au moins je comprends ce que tu veux faire passer »

Alors je n’ai pas la prétention de me comparer à Baudelaire,  mais peut être que pour que nos jeunes aiment la poésie, commençons  par leur proposer des textes qui les touchent, des textes avec leurs mots, des textes qui expriment leurs soucis et leurs joies. Certes ces textes seront peut-être fades pour nos esprits trop critiques, mais s’ils ouvrent le chemin de la grande poésie à nos enfants et s’ils leur donnent envie alors pourquoi pas !!!!!

 

Sylvain Takoué (écrivain et critique littéraire)

 


Je ne suis pas du tout surpris que nos sociétés africaines "tournent le dos" à la poésie, et que les jeunes, aujourd'hui, en fassent autant. Il y a, pour moi, une bien dure réalité "africaine" qu'il ne faut pas occulter: c'est que la poésie, en Afrique, faite par les poètes africains, est très hermétique et rebute. Et cela ne date pas d'aujourd'hui. On a connu l'époque très initiatique et, d'une certaine façon, ésotérique, des "fantasmagories" dont parlait, en 1990 déjà, Jean-Marie Adiaffi au sujet de la poétique de Léopold Sédar Senghor. Quel jeune africain peut, aujourd'hui, lire et comprendre "Ethiopique", "Hosties" et autres? La versification dite libre est le conduit qui a entraîné les esprits des Africains dans les labyrinthes obscurs de la poésie africaine.
Je suis, en ce qui me concerne, pour la poésie à système métrique. Lisez, aujourd'hui encore, la poésie distillée depuis le 19ème siècle par un génie comme Victor Hugo, pour ne parler que de lui. Qui ne peut pas comprendre ce que dit ce poète, sans effort de cognition ou d'intuition? La poésie, au sens vrai du terme, n'est pas une séance de torture intellectuelle, mais une science littéraire qui transporte, par l'art même de la création émotive, l'esprit humain vers le Beau, le Sublime, l'Extase...
Je suis pour l'usage savant de la versification rimée qui parle le langage qu'on comprend, et non pour de la prose indéchiffrable qui prend l'allure d'une poésie. Tant que le poème créé est à la fois beau et compréhensible, parce qu'il utilise la science métrique qu'un Victor Hugo, par exemple, a si puissamment su mettre en valeur, qui donc fuirait la poésie? Nos poètes africains ont rendu la poésie impénétrable. Voilà, à mon sens, le mal qu'éprouve ce genre littéraire dans nos sociétés. La poésie est une déesse qu'il faut laisser courtiser avec des mots qu'elle comprend.

 

Hyacinthe Kakou (écrivain et critique littéraire)

 


La poésie est –elle vraiment en chute dans nos sociétés surtout, chez les jeunes ? La question est assez complexe. De quelles sociétés fais tu allusion ? Dans les sociétés traditionnelles, la poésie est toujours dynamique. L’Afrique profonde est toujours structurée par le rythme, le chant ; les contes, les légendes, l’art des griots, les chantres poètes ; l’oralité africaine qui distille la poésie est encore vivace. La chaine des générations n’est pas totalement rompue ; -la littérature orale qui assure la permanence de cette vitalité poétique reste encore vivante malgré la menace de la modernité.

Il existe encore des griots, des conteurs, des poètes encore authentiques dans les milieux traditionnels qui perpétuent l’héritage culturel des anciens.

 Dans l’espace urbain, l’enseignement classique depuis quelques années ne se sert plus de la poésie en tant qu’outil pédagogique privilégié, majeur. La poésie est de moins en moins  enseignée dans les écoles. Autrefois, les élèves récitaient par cœur des grands vers de  poètes classiques et modernes ; la Fontaine, Victor Hugo, Georges Bataille, Robert Desnos, Jacques Prévert, des passages de pièces de théâtre Corneille, Racine, etc.

Les élèves au Cepe étaient tenus de réciter des poèmes ou de chanter. Les jeunes en milieu urbain de nos jours ; n’ont plus contact avec ces poètes classiques ou modernes, ni avec ceux de la campagne. Mais ils sont influencé par d’autres sources de poésie ; des rappeurs ou  slameurs ivoiriens : comme Almety, Stezo, etc . font de la poésie urbaine ; ils sont  des poètes urbains :

Il sont  fanatiques de textes de Grand corps malade, MC Solaar, Kerry James, Booba,etc.

D’autres jeunes de la rue, sous le poids d’une double culture  détonnant(Nash) ; écrivent des textes en nouchi qui ne manquent pas de poésie. Les paroles de chansons zouglou pittoresques et colorées ne manquent pas de poésie.

Je ne crois pas que la poésie soit vraiment en chute chez les jeunes dans nos sociétés. Disons qu’ils ont une autre émotion poétique ; qui est  sans doute de leur temps.



Propos recueillis par ETTY Macaire

 

Ce dossier a été publié dans LE NOUVEAU COURRIER du vendredi 8 juin 2012 à Abidjan

 



10/06/2012
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