Critique. / L’Eternel Amour de Maurice Bandaman: L'AMOUR SUBLIMATION DE LA VENGENCE
Maurice Bandaman, Grand prix littéraire de l’Afrique noire, est de retour, après plus de quatre ans d’absence sur le marché du livre. La dernière livraison, L’Eternel Amour, un roman de 216 pages, publié chez Sésame Editions, vient confirmer son talent immense. Avec une écriture décapante, fortement comprimée dans des expressions à la fois allègres et vivaces, L’Eternel Amour empoigne, agrippe tout lecteur dès les premières pages. Un roman délicieux et croustillant. Décryptage.
La couverture. Un tableau du peintre Youssouf Bath. Des silhouettes telles des loques se bousculant dans un désordre enthousiaste, passionné. Les personnages se meuvent dans un espace tantôt tourmenté tantôt gai pour satisfaire un rêve, un désir : l’amour. L’amour du prochain, l’amour de l’être aimé ou à aimer. Ces flux d’images et la musicalité du tableau nous entraînent dans les arcanes des saisons des amours.
A bien des égards, ce tableau fascinant, bien qu’il soit pâle selon certaines langues vipérines, participe à la construction narrative de ce roman, cette sublimation de la vengeance. Trois parties, seize chapitres. Trois grands tableaux différents de la vie. Des tableaux sombres se substituent aux tableaux joyeux, gais. Avec des thèmes variés et variants tels que l’amour, l’amitié, la déception, la trahison, la mort , la quête de la fortune et du savoir.
En effet, l’œuvre est une histoire d’amour comme bien d’autres entre deux jeunes gens habitant Abobo Derrière Rails, Adama et Awa. Adama serait Adam, Awa, Eve les premiers hommes des livres saints, et le Warifatchè (le père des biens matériels, le Malin, Satan.) Avec tous ces ingrédients, avec tout ce qui ajoute du piquant, les différents personnages vont se heurter aux réalités du temps.
Une obsession maladive
La quête de la fortune envahit presque toute l’œuvre. Quelle obsession ! Est-ce une phobie ou une hantise que l’auteur essaie de véhiculer à travers son œuvre ? Ou encore est-ce une monomanie qu’il tente d’évacuer ? L’auteur, dans ce cas d’espèce, doit-il se soumettre à un traitement psychanalytique ? Autant de questions que l’on se pose après lecture.
En revanche, comme la découverte et / ou la lecture d’un livre se présente telle la rencontre non pas avec l’auteur, mais avec des êtres de papier, les personnages, des situations, un univers imaginaire pourtant proche du nôtre ; tout texte romanesque c’est d’avoir à l’esprit que nous allons à la rencontre de multiples destinées. Certes ! Mais en psychanalyse, ces différentes questions que nous nous posons ne sont pas anodines…
En effet, force est de reconnaître que le récit est mené de bout en bout à la manière d’une geste épique. Témoins : « La douleur d’Adama a été grande. Un feu ardent durant des jours a crépité dans ses nerfs. On eût dit que son sang transportait un torrent de flammes, que ses pores s’imbibaient de lave et que son cœur, foyer incandescent de colère, allait exploser, tant ses battements avaient la résonance d’un tonnerre et la violence de la dynamite.
Adama s’est maîtrisé. Warifatchè peut lui prendre sa femme, mais Allah seul ôte la vie à ses créatures» PP. 11-12. Le constat est clair : Adama fait fi de ces vers d’Alfred de Musset :
« Oui, femmes, quoiqu'on puisse dire,
Vous avez le fatal pouvoir
De nous jeter, par un sourire,
Dans l'ivresse et le désespoir », pour prendre sa revanche sur la vie. Il décide de tout abandonner pour aller à l’aventure pour faire fortune.
Mais contrairement aux jeunes gens de son âge qui se rendent en Europe ou à son rival Warifatchè aux Etats-Unis d’Amérique, Adama va prendre le chemin de la Mecque pour concilier sa foi religieuse à sa volonté de faire fortune et revenir conquérir, au bout de sept ans, Awa, son Amour.
« Là-bas, en Arabie Saoudite, on soutient que tout musulman récitant plusieurs fois soixante dix-sept fois par jour le nom d’Allah, ne convoitant ni le bien, ni la femme d’autrui et ne souillant ses lèvres de paroles impures, peut faire fortune, surtout s’il est capable de porter un paralytique au dos pour faire le tour de la Kaaba » P. 26
L’Eternel Amour est un récit en creux : le temps et l’espace se confondent et installent le lecteur dans un univers féerique. Tel un monde onirique, un conte surnaturel, fantastique, lumières, nuances du cœur, présence de l’histoire et de la mort défilent.
Un roman de l’initiation
Quatre voix s’y croisent, que rien ne semble devoir réunir au premier abord. Celle d’Adama, le narrateur en quête de richesses, d’un Amour. Solitaire dès le départ, un certain nombre de personnes (adjuvants) vont l’aider. Il sera constamment plongé dans le cahier donné par le petit vieil aveugle de Sikasso “qui traite de philosophie, d’ésotérisme et de mysticisme”.
La deuxième voix naturellement est celle du petit vieil aveugle. Cet homme se présente comme un mendiant possédant le monde invisible. C’est lui qui assure les premiers pas initiatiques du narrateur en lui vendant des paroles prophétiques et de connaissances et lui donnant un cahier, une sorte de bréviaire. Lisons ensemble ces quelques lignes : « Quand tu pries, ne dis jamais "je","moi", mais "nous". Comment le père d’une progéniture nombreuse peut-il satisfaire le plaisir d’un enfant qui lui demande toujours : Donne-moi ceci, je veux cela ! Ne sera-t-il pas tenté de récompenser celui qui, au lieu de faire des sollicitations égoïstes, demande au nom de tous ses frères et sœurs en disant :"Père, donne-nous, à mes frères et à moi ; père, mes sœurs et moi désirons"… » PP. 106-107
La troisième voix est celle de l’époux de la belle Amy, l’imam de Bamako. C’est lui qui va donner du crédit aux enseignements contenus dans le cahier d’Adama. Témoin : « Chaque jour, demande quelque chose à Allah, sinon reste couché. Si tu n’as rien demandé à Allah en te levant, Allah ne te donnera rien et ta journée aura été vaine ». P.82
Et puis, il y a la voix de l’Egyptien Kaderrhamane. Il va parachever la formation mystique et initiatique d’Adama en Arabie Saoudite. Aveugle et castré, c’est cet homme aimable et affable qui guidera ses pas. « Adama découvre que l’Egyptien Kaderrhamane est un vrai musulman, c’est-à-dire, un homme soumis à Dieu… » PP.182-183. C’est grâce à lui qu’il reviendra au pays.
Un certain nombre d’indices montrent au lecteur averti que cette œuvre dépasse cette symbolique de voyage pour tracer le cercle dans lequel l’Homme doit emprunter pour se réaliser. Ce livre a 216 pages. Il est écrit en 2005 et composé de 16 chapitres.
Faisons un peu de la numérologie.
Année 2005 = 2 + 0 + 0 + 5 =7
Pages 216 = 2 + 1 + 6 = 9
Chapitres 16 = 1 + 6 = 7
Décryptons ensemble les nombres 7 et 9.
Le nombre 7, c’est la perfection de l’homme. Le numéro cosmique, le nombre de Dieu, le jour du repos. L’homme sur son chemin a besoin de se reposer et de méditer afin d’atteindre la perfection. Prenant soin de son corps, l’homme trouve que son esprit a également besoin des soins de la religion. Le nombre 7 représente la divinité sous une forme humaine volant triomphalement vers les cieux…Ce nombre apporte le succès, l’importance, le triomphe. Mais la position à laquelle cet Apogée s’avère le plus difficile est la dernière période de la vie. La preuve, Adama, bien qu’il soit devenu riche, est devenu eunuque…
Quant au nombre 9, il exprime l’aboutissement. Cette œuvre est l’Ermite, la personnification du savoir. Le 9, dont l’élément est le feu, porte des traces d’imperfection de douleur, mais c’est seulement par la souffrance que l’on peut arriver au grand Amour. Le 9 est aussi la connaissance de l’Amour humain ou universel. L’homme, après les chemins sinueux, possède la naissance complète de son cycle. En effet, l’Ermite représente le retrait de l’homme qui lui permet de méditer sur la vie, de gagner en sagesse, puis d’enseigner. En porte témoignage cet extrait : « - Si mes yeux ne te voient pas, mon cœur te voit et me dit que tu es toujours belle. » P. 206
Comme on le voit, le langage des nombres structure l’œuvre. Par de petites touches, comme s’il effleurait son récit, Maurice Bandaman raconte l’Afrique des mystères et par ricochet le mysticisme, la dévotion de l’Homme
L’idéologie du texte
Ces quatre voix tissent de manière ingénieuse une relation avec d’autres voix. Tout ceci forme un réseau de voix où l’amour, l’amitié, la déception, la trahison, la mort, la quête de la fortune se donnent rendez-vous.
Maurice Bandaman prend cette œuvre comme prétexte pour valoriser l’élévation de la conscience de l’homme à travers l’Amour : pour lui, l’Amour doit être la sublimation de la vengeance. Véritable parcours initiatique, la quête égoïste et revancharde va se muer de façon progressive et subtile en une quête de vérité, une quête pour l’Amour pour l’universel.
Une écriture décapante…
L’intérêt de ce roman réside dans son mode de narrativité. En effet, ce récit appartient à un autre genre du roman africain qui n’apparaît pas souvent dans les commentaires des anthologies. C’est celui qui s’inspire des modèles du roman qui prend son ancrage dans les textes sacrés, des Ecritures saintes. Dans ce récit, des symbolismes du Coran se découvrent comme des préfigurations d’une sémantique tantôt romanesque, tantôt poétique accordée au langage des peuples touchés par l’Islam. Ces quelques lignes qui suivent restituent bien ce contexte particulier :
« - Pourquoi te plains-tu quand tu as Allah comme avocat ? N’as-tu pas, jusqu’ici, marché selon la houda, c’est-à-dire la guidance d’Allah, dans l’équité, la piété, la miséricorde et la paix ? Si oui, garde donc patience, sois courageux et persévère dans la sérénité. J’ai aussi appris que tu voulais aller à la Mecque, et que c’est sur le chemin du pèlerinage que tu t’es retrouvé ici ; mais considère que chaque parcelle de la terre est un morceau de la Mecque et fais ta Kaaba intérieure en t’adressant à Allah :
"Me voici devant Toi, oh ! Allah !
Me voici devant Toi Seigneur Tout Puissant.
Je viens à Toi, oh ! Allah ! D’un pays lointain
Portant mes fautes nombreuses
Et mes actions mauvaises…
PP 180 -182
Par la thématique, cette œuvre s’inscrit en une sorte de circularité des faits et gestes, en un vertige des paroles renouvelant l’être de tout lecteur. La description des événements, la parenthèse de la rébellion ivoirienne, le portrait des personnages dans sa simplicité et sa concision recouvre tous les aspects de la souffrance, douleur d’Adama et partant de l’Homme, de la société tout entière.
Cette œuvre aux accents tantôt gais, mélancoliques, cafardeux tantôt initiatique est aussi un vaste chant de voyage pour une épouse, tendre et douce, pour Mathilde, confessera l’auteur, lors de la séance de signature qui a eu lieu le 5 avril dernier à la bibliothèque nationale à Abidjan -Plateau…
Il faut souligner que selon certaines langues vipérines, cette œuvre a une part d’ombres : Adama, devenu riche, décide de revenir à Abidjan mais aveugle et émasculé. Au-delà de ce handicap physique, qui n’a pas pour nous une part d’ombres, Maurice Bandaman imprime un traitement captivant. Une sorte de re-description des faits qui donne une intensité dramatique à l’œuvre. La condition physique d’Adama et celle d’Awa émeuvent vivement.
D’où le style châtié, concis qui plonge le lecteur dans une sorte de dramatisation des faits sans pourtant donner dans des clichés, des lieux communs.
L’écriture est concise, décapante, fascinante, envoûtante et fortement comprimée dans des expressions allègres et vivaces, qui entraîne le lecteur dans des délicieux textes croustillants.
Au - delà de ces dimensions parallèles, L’Eternel Amour est un cheminement, un itinéraire vers la réalisation de soi.
Auguste Gnalehi
Journaliste, critique littéraire
augustegnalehi@hotmail.com
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