LE SANCTUAIRE D'ETTY MACAIRE

LE SANCTUAIRE D'ETTY MACAIRE

AU PAYS DES LIVRES FRUSTRES

C’est un pays des tropiques, un pays comme tous les autres pays des tropiques. Dans ce pays, mon pays hélas ! les gens se nourrissent de politique et dansent jusqu’au bord de la démence au rythme des « valses de la république ».

 


 

Dans ce pays mien, le livre n’est pas un bien personnel ni public, encore moins un précieux trésor. Dans ce pays, le livre est une chose encombrante, vague, imprécise, innommable, lointaine. On le retrouve, parfois, aux périphéries…des projets sociaux, des programmes de gouvernement...aux périphéries des rêves et des utopies. Les gouvernants le méprisent, les décideurs l’évitent, les populations l’ignorent.

C’est le pays des livres frustrés.

Dans ce pays, mon pays, malheureusement, on n’investit pas dans la construction des bibliothèques. Les quelques rares bibliothèques qui existent sont des épaves architecturales, pauvres en livres, pauvres en visiteurs, pauvres en rencontres de lectures et de débats littéraires. Ces bibliothèques indigentes ressemblent à des cimetières. Ce sont des bâtisses délabrées, tristes comme des termitières vidées de leur fourmilière. Les bibliothèques sont des caveaux où des livres assassinés sont enterrés. Des casiers profonds comme des tombeaux exhibent des livres squelettiques, chétifs, décharnés. Des livres sans couverture, des livres sans charmes, sans références, à moitié amputés de leurs pages, des livres blessés, des livres en agonie.

Nous sommes au pays des livres frustrés

Dans ce pays mien, il n’existe plus de clubs littéraires dans les lycées, on n’y rencontre plus des amis du livre. Les chefs d’établissement sont empêtrés dans des histoires d’argent à happer, dans des caisses noires à construire, dans des recrutements de tous les cancres refoulés du lycée voisin. Les apprenants apprennent à se faire peur en semant la terreur. Ils préfèrent les téléphones portables aux livres, ils préfèrent les sms paresseux aux phrases policées et succulentes. Les maîtres démotivés sont plus tournés vers leurs « affaires » que leur vocation, abandonnant les livres à leur pauvre sort d’objets sans valeur.

Nous sommes au pays des livres frustrés

C’est ce fameux pays où les enseignants détestent lire. Où les journalisent refusent de se former pour ne pas être obligés de lire. Où le ministère de la culture est l’enfant mal aimé, un enfant famélique, décharné, à qui on tend quelques pièces de monnaie lorsque les autres enfants, les plus dodus, les plus graisseux ont fini de se servir.

A quoi bon lire ? À quoi bon célébrer les écrivains ? À quoi bon divulguer le livre quand les contre-valeurs ont pris le pas sur les valeurs ? Quand tout se mesure en termes de pouvoirs d’achat, de billets de banques, de bolides, de villas… ?

C’est le pays où l’on célèbre les guérilleros, les dozos, les commandants de je ne sais quelle unité militaire…Aux livres, on préfère entretenir une soldatesque aux humeurs dantesques et aux dérives grotesques. Les savants et autres hommes de lettres sont moqués, humiliés. Ici on célèbre les éventreurs, on promeut les égorgeurs, on décore les faussaires et autres menteurs.

C’est le pays des livres frustrés.

Dans ce pays pourtant envié, le livre est méprisé, vilipendé, calomnié, diabolisé blessé, humilié, rejeté. Aux enfants, on ne donne pas de livres ni de bandes dessinées comme cadeaux de Noel. Aux enfants on donne des jeux vidéo, des fusils comme joujoux, des gadgets abêtissants. Aux enfants on ne lit pas des menus textes, aux enfants on ne clame pas des poèmes au coucher. Plutôt, on leur chante des cantiques « yôrôbô, on leur hurle des couplets hautement « coupés » et grandement « décalés », des romances en faveur des possédants illettrés et des nantis crétinisés.

Nous sommes au pays des livres frustrés.

Dans les familles, dans les salons traine toujours pourtant une bibliothèque. Un objet de décoration en fait. Car on n’y trouve aucun livre. Là, on range les assiettes, les cuvettes, les casseroles, les verres…signes visibles d’un stupide embonpoint financier. Un livre dans cette bibliothèque est un signe d’indigence. Jamais la famille ne se réunit autour d’un livre pour échanger des impressions. Ici, on ne se réunit que devant le poste téléviseur pour consommer des films incestueux et concupiscents venus de l’autre côté de l’océan.

Nous sommes au pays des livres frustrés.

Pourtant c’est le pays de Bernard Dadié, c’est le plus grand des démiurges ivoiriens ‑ un précieux fétiche. Mais ici, le sacré n’a pas de sens. Et Dadié fut battu, profané comme un sanctuaire désacralisé, par une horde de soldats sortis des profondeurs de l’enfer. Aucun mot de consolation du gouvernement, aucun réconfort de l’Etat. Dadié n’est qu’un écrivain, il n’a ni treillis, ni kalache, ni argent …

 Oui nous sommes dans un pays des tropiques, nous sommes dans un pays d’Afrique où le fric sert à alimenter la politique.

Ici les cancres sont galonnés, les illettrés propulsés, les analphabètes nommés et distingués.

C’est le pays des livres frustrés

Dans les librairies, des livres, aux départs, gais et confiants attendent  attendent attendent d’être invités dans un foyer, dans une chambre, dans une famille, dans une vie, dans un bureau…en vain. Ils sont là sur les étagères, le visage renfrogné, le sourire écrasé, un rictus au coin de page.

Dans ce pays, l’université est fermée, les bibliothèques des universités sont fermées, les livres des étudiants sont fermés, les modules des maîtres sont fermées. Hier on disait que l’intelligence est en danger, aujourd’hui l’intelligence est assassinée à coups de kalaches, et de roquettes. Joli progrès dans ce pays où l’on meurt d’overdose de « politiquinine ». Ah cette guerre ensanglantée contre le temple du savoir ! Ah ce spectacle des guérilleros grisés entrain de « rafaler » les livres, ses objets trop bavards et pourtant muets !

Nous sommes au pays des livres frustrés.

A l’entrée d’un quartier, se dresse une dizaine de bâches où attend la multitude crétine qu’arrivent les politiciens‑démagogues‑manipulateurs pour les abreuver de discours politiciens. Au sol, un livre couché, étalé, ouvert, les jambes écartelées. Un livre qu’on piétine, qu’on chute du pied, qu’on broie.

Malgré ses plaintes, le livre a continué de subir les coups de boutoirs de ces chaussures allant écouter le galimatias des politicards. Et le livre est là, couché, piétiné, souillés par la poussière, par la latérite rouge  de ce quartier où l’on préfère des hommes en treillis anémiés.

Maintenant, le pauvre livre ne tient plus. Un coup violent l’a éventré. Et voilà ses entrailles dehors, exposées au vent, au soleil, à la pluie, à l’infection. Les mots et les phrases blessés agonisent. Et personne pour porter secours au livre moribond, au livre souffrant.

Soudain un enfant sort des rangs, jette un regard plein de compassion au livre agonisant. Il se baisse et prend le livre. Il dépoussière le livre, il le nettoie avec son mouchoir, il le décrasse et s’en va avec son objet sous le bras. Dieu, le Très Haut l’observe et sourit. L’enfant sent Son Regard sur sa tête ; il s’arrête. Une voix se fait entendre. Il est le seul à percevoir cette voix venue du Ciel : « Tu as sauvé le livre, mon enfant. Fais un vœu pour la nouvelle année et je l’exaucerai ». L’enfant sourit. Le vœu l’habite depuis des semaines. Il n’hésite pas : « Mon vœu est que la Côte d’Ivoire renaisse au livre ». Brusquement un éclair illumine le ciel suivi d’un grondement de tonnerre. Puis la voix retentit : « Si tous les habitants de ton pays étaient habités, comme toi, par le même souci de donner une grande place au livre, il n’aurait jamais connu de guerre. Car la guerre est une conséquence de l’ignorance ». L’enfant poussa un soupir…

 

ETTY Macaire


 

 

 



14/01/2012
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