« Ne touche pas à mon homme » de l’écrivain Hilaire Kobena : Un roman plein de charme littéraire
Le monde des lettres vient d’accueillir le dernier ouvrage de l’écrivain ivoirien Hilaire KOBENA. L’auteur de « L’île dévorée » rempile avec un autre roman : « Ne touche pas à mon homme ». Qui pourrait rester insensible devant ce titre-phrase qui sonne comme une sommation martiale, renforcée par le mode impératif sous sa forme négative ?
Ainsi donc, la thématique abordée dans l’œuvre semble se dévoiler d’un naturel jeu de déduction ; surtout que la force de la terminologie employée ne laisse place au moindre doute : il est question ici d’une histoire de cœur.
Commençons donc par la présentation de la première de couverture sur laquelle cohabitent, dans une harmonie fusionnelle, des lettres typographiques et une photographie. Nous voyons le titre de l’œuvre « Ne touche pas à mon homme », inscrit en blanc, en capital d’imprimerie sur un fond marron et signé du nom de l’auteur. Dans ce titre, l’utilisation du vocable « homme » n’est pas hasardeux. C’est une mention spécifique pour désigner le partenaire mâle et mettre l’accent sur la fonction génitale du référent. Venons-en à la photographie qui nous présente une dame gracieuse dont le regard perçant en dit long sur la posture défensive dans laquelle elle semble se trouver : une femme prête à tout pour garder l’élu de son cœur, comme nous le dit le personnage de Solange AKOU à la page 74 de l’œuvre : « Nous les femmes ivoiriennes, on ne s’amuse pas avec notre affaire de mari !».
Intéressons nous à présent à la structure externe de l’œuvre qui est d’une grande simplicité ; l’ouvrage étant constitué de neuf chapitres de tailles assez raisonnables pour une œuvre de 118 pages, bien remplies dans le fond comme dans la forme. Quant à la structure interne, elle nous permet de scruter le temps et l’espace dans le texte. Nous pouvons subdiviser le temps en deux volets : d’abord le temps externe qui est le temps de l’écriture, l’époque dans laquelle évolue l’auteur qui nous révèle, dans une optique sociocritique, l’une des prouesses de l’écrivain. En effet, alors que presque toutes les parutions d’après-guerre se trouvent profondément marquées par les stigmates de la crise, nous sommes en présence d’une œuvre de cette époque qui fait proprement abstraction de cet héritage quelque peu encombrant. Hilaire KOBENA se sort de cet écueil en nous présentant une Côte d’Ivoire reluisante, avec des sociolectes et des sociogrammes indiquant une harmonie nationale, résolument tournée vers de nouveaux défis ! Le temps interne, lui, ne fait aucun pied-de-nez à la tradition narratologique avec l’emploi bien varié de ses temps verbaux de prédilection : le passé simple, l’imparfait et le présent de narration. Cette conformité contribue à faire de l’œuvre un classique au sens le plus noble du terme. A cela s’ajoute la richesse de l’évocation spatiale. Dans « Ne touche pas à mon homme » l’espace se présente de deux manières distinctes. Evoquons d’abord l’espace vécu : les différents milieux dans lesquels se réalise la trame. En l’occurrence, l’espace résidentiel ou le domicile qui se dédouble en lieu de villégiature et qui entretient un rapport dialectique avec le milieu professionnel. Curtis BROWN, le personnage principal, mène sa quête diégétique successivement ou alternativement dans ces deux cadres qui se côtoient en s’interpénétrant régulièrement. On le voit, par exemple, à travers le parcours du personnage de Barakissa, qui franchit symboliquement la frontière entre les deux pôles spatiaux pour se retrouver au domicile de Curtis. D’une façon alternée, les péripéties de la narration s’étalent donc sur ces deux milieux ; la symbolique du trajet qui les sépare prend aussi sa part de déterminisme dans l’histoire : un de ses carrefours sera le théâtre de rencontre fortuite entre Curtis et Safi. Le carrefour du campus de Cocody est au-delà de sa simple évocation, un symbole majeur dans l’idéologie profonde de la diégèse, tout comme d’ailleurs le symbolisme de l’annulaire gauche de la belle peule blessée par Annie, sa rivale. En fait, en tant que lieu où les usagers de la route se croisent, le carrefour occupe une place dans la portée significative de l’œuvre qui apparaît comme un véritable melting-pot culturel, religieux et panafricaniste avec l’évocation de cultures diverses, de croyances monothéistes, de nationalités différentes. Pourtant, l’auteur semble s’adresser tout particulièrement aux Abidjanais, comme en témoignent les précisions quasi-confidentielles sur des endroits mythiques de la capitale ivoirienne.
Cela n’enlève rien au caractère universel de l’ouvrage, une œuvre d’art à part entière ! Cette évocation particulière de l’espace vécu semble donc appeler les Ivoiriens à l’ouverture, à l’hospitalité qui restent, tout compte fait, une marque déposée de leur identité. La deuxième catégorie d’espace, l’espace évoqué, qui nous ouvre sur le reste du monde (Pays-Bas, Etats-Unis, Ghana, Italie) ainsi que les anglicismes qui émaillent le récit. C’est donc une œuvre ouverte sur le monde avec une voix narrative ivoiro-centrée. La ville d’Abidjan serait donc une sorte de village planétaire !
En ce qui concerne l’histoire racontée, il faut dire que la trame est celle d’un roman complet qui se fond dans presque tous les moules de schémas narratifs dont dispose la narratologie. Bien que cadrant avec le schéma actanciel de Jean Algirdas GREIMAS, il obéit remarquablement au schéma quinaire de Paul LARIVAILLE, fondé sur le schéma trilogique de Claude BREMOND. Notre récit se décline conséquemment en cinq séquences narratives qui sont selon la théorie de LARIVAILLE : l’état initial, la provocation, l’action, la sanction et l’état final. L’état initial correspondrait donc à l’état de déception, de dépression de Curtis au début de l’histoire. La provocation correspond à sa rencontre impromptue avec Safiétou Dia ; l’état de l’action correspond à la succession des péripéties qui entraînent nos héros à la conquête l’un de l’autre, et ce, à contre-courant des forces centrifuges. Ils en sortiront vainqueurs dans la phase de la sanction par l’acte du mariage. Mais, comme tout couple, la consécration de l’union devait se matérialiser par la procréation. C’est alors que va ressurgir de façon tragique une dernière convulsion de l’adversité : une agression fait perdre à nos deux amoureux leur futur fils Ismaël. La Providence viendra les débarrasser, pour de bon, des sortilèges d’Annie, dans l’état final du récit. C’est en cette finalité particulière que réside l’un des nombreux charmes de l’œuvre d’Hilaire KOBENA. Au lieu de s’accommoder d’un facile happy end, l’auteur a plutôt choisi de « feinter » les lecteurs, loin de s’imaginer que le bonheur du jeune couple serait ainsi interrompu, nous engageant dans les dernières pages dans une autre quête de bonheur qui ne se réalisera pas, même si le dernier obstacle se voit levé par la mort tragique d’Annie.
Enfin, évoquons quelques spécificités de la voix narrative. Dans l’œuvre, nous avons affaire à une narration extra-diégétique : le narrateur n’est pas partie prenante à la trame. Récit non focalisé (focalisation zéro), nous donnant ainsi le loisir de tout savoir jusqu’aux intentions les plus intimes des personnages. Une focalisation externe ou interne aurait procuré beaucoup d’originalité à la diégèse en offrant au lecteur la possibilité de décliner le noyau diégétique en une infinité de champs de vision. Autres regrets auxquels nous incline l’objectivité épistémologique, nous relèverons la profusion d’anglicismes qui aiguisent, pour ainsi dire, le poignard qui portera l’estocade à la langue qui porte tout l’art des auteurs francophones!
Et pour faire plus complet, notons que ce texte qui raconte l’histoire peu probable d’une idylle entre un haut cadre d’entreprise et une mendiante de carrefour n’est pas réaliste même s’il est paradoxalement attaché à la réalité par ces références spatio-temporelles réelles qui donnent une illusion de vécu. Hélas encore, quelques invraisemblances ont trahi cette dynamique : le carrefour du campus de Cocody n’est pas dans la réalité situé entre la Cité des arts et la Commune du Plateau. Peut-être ces écarts nous révèlent-ils les sensibilités artistiques ainsi que les impulsions idéalistes et symbolistes de l’auteur si bien matérialisées dans un style suave et accrochant.
En clair, Hilaire KOBENA est une bonne graine qui nous offre un trésor littéraire qui honorera pendant longtemps nos bibliothèques.
SANOGO Péphangneli
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