D’Okonkwo à Nwoye : diagnostic d’une régression allégorique de l’Afrique
Communication à l'occasion du "Tribute to Chinua Achebe"
Chinua Achebe a donné à la littérature africaine des textes devenus classiques. Sa bibliographie, forte d’une vingtaine de livres dont « Le monde s’effondre », offre à l’imagerie collective, un personnage marqué par la bravoure : Okonkwo. Confronté à l’ogre colonial, ce personnage subit les écueils et les drames relevant de la prédation impérialiste.
Mais dans « Le Monde s’effondre », par-delà la grande histoire expansionniste, se joue, avant et après tout, celle des individus. Leur vécu reste celui d’écueils et de bonheurs domestiques susceptibles d’être tenus pour archétypiques de la grande histoire. L’aventure familiale d’Okonkwo s’inscrit ainsi dans cet ordre de variations par où respire symboliquement la tragédie collective du peuple Ibo et plus généralement le drame du peuple africain. Au sein d’une communauté traditionnelle ne reconnaissant que les mérites du travail, de l’abnégation et de la bravoure, Okwonko semble né sous la mauvaise étoile car fils d’Unoka, un homme sans ambition et sans honneur. Fort heureusement Okwonko se révèle de la race des hommes qui pensent que le destin n’est pas fait que de fatalité. Okonkwo croit fermement que personne n’a le droit de se laisser porter par la vague des jours. Il croit résolument que la temporalité ouvre la voie à la réalisation individuelle et collective, qu’elle ouvre un chemin vers l’ascension sociale et la défense des valeurs instituant et perpétuant la société.
Mais en se révélant un homme d’ambition et de développement, Okonkwo remet au goût du jour la problématique de l’hérédité et de son impact sur le devenir social du sujet. Fils d’un homme indolent et sans grande vision sociale, il tranche avec le donné initial en changeant le signe de la négativité inaugurale. Malheureusement, cette ascension, acquise à force de travail et de rigueur ne pourra être transmise à son fils Nwoye.
Comment donc dans « Le monde s’effondre » se joue d’abord l’épopée de la rupture ascensionnelle, qui finit par dépérir en rade de la postérité ? Comment, par l’aventure ternaire de la famille d’Okonkwo, le roman interpelle-t-il les individus et plus généralement l’Afrique sur la nécessité de l’adaptation en vue de la sauvegarde des valeurs qui les fondent ? En l’histoire familiale d’Okonkwo, se déploient trois moments d’un parcours auquel il importe à la fois de s’identifier et de se différencier pour l’avènement d’un renouveau du continent noir.
I/Okonkwo : quand l’acquis surclasse l’inné
Si la naissance d’Okonkwo peut être mise en parallèle avec l’avènement des nations africaines nouvellement indépendantes, il apparait que celles-ci ne sont pas nées sous le meilleur augure. Or l’afro pessimisme se nourrit bien souvent de l’idée d’une Afrique mal partie. Tenant pour parole d’évangile la sentence de René Dumont, bien d’observateurs voudraient poser le problème des échecs inauguraux du continent comme des événements marquant fatalement le futur de la terre africaine. Le parcours d’Okonkwo se veut une antithèse de la genèse donnée pour ligne destinale. Ce que nous enseigne « Le Monde s’effondre », c’est que l’individu peut être mal parti sans transporter son mal, en toute partie. Il peut ainsi prendre à parti son mal en prenant le parti de s’en départir. Naitre d’Unoka, ne fait pas d’Okonkwo un clone d’Unoka. Naitre d’une terre habituée à la servitude, habitée d’indignité ou de mendicité, ne nous condamne pas à perpétuer un tel drame existentiel. Nous pouvons nous en démarquer. Rompre le signe indien. Mieux, le fait d’avoir hérité d’un passif peu glorieux doit pouvoir accentuer notre soif par une sorte de « rattrapage » éthique. Okonkwo puise dans la négativité de l’indigence paternelle les sources de sa motivation individuelle. Il se développe par différenciation, montrant ainsi que le donné initial ne marque pas fatalement le parcours consécutif. Le passé n’emprisonne pas le présent et le futur mais stimule la volonté de mieux-être actuelle et à venir. Une telle disposition d’esprit est nécessaire à l’Afrique qui a besoin de rompre avec un passé colonial et peu glorieux. Mais si Okwonko se démarque positivement de son père Unoka, Nwoye le fils d’Okwonko ne semble pas perpétuer la marche ascensionnelle amorcée par le vaillant guerrier. Quelles raisons peuvent expliquer la rupture de l’émergence enclenchée par Okwonko ? La régression qui s’effectue par Nwoye n’est-elle pas pour l’essentiel le fait d’une inconscience mémorielle ?
III/ La régression, produit d’inconscience mémorielle
Evoquer la notion de la régression présuppose la postulation d’un horizon posé comme pôle d’un progrès au moins asymptotique, par rapport auquel toute prise de distance serait déclin. Dans l’éloignement que l’on aurait au regard de ce point posé comme idéal, se trouveraient les voies de la régression. Ceux qui se perdent sont ceux qui négligent le rapport à l’histoire. Portés à tous vents de modes, ils se diluent dans le déluge de l’ordre marchand. Nwoye tourne le dos aux cultes de ses pères car la tradition ancestrale a ôté la vie à son compagnon de jeu, son presque frère Ikemefuna. Mais en jetant l’enfant avec l’eau du bain, le fils d’Okonkwo résout l’émergence de son père au déclin. Il adopte un culte d’où n’est guère exclue la pratique sacrificielle. Parce que choqué dans son aventure individuelle Nwoye, le fils d’Okonkwo croit devoir passer par pertes et profits les valeurs cultuelles et spirituelles en lesquels croit son père. C’est faire preuve d’inconscience mémorielle. Le culte qu’il adopte par réaction contre la mort de son ami Ikemefuna traine aussi derrière lui sa longue histoire inquisitoriale, ses expéditions punitives, ses buchers sanguinolents et ses guerres absurdes. Les choix doivent pouvoir s’éclairer de leur trame mémorielle pour ne pas relever de l’absurdité. Même au plan politique, il importe aux dirigeants d’avoir non seulement la mémoire du passé, mais aussi celle du futur. Car planifier, c’est dompter le futur comme catégorie d’un passé symbolique. Celui qui anticipe effectue toujours un retour vers le futur se mettant ainsi à l’abri de la précarité et de l’aventure. Même le présent doit porter dans son immédiateté l’éclairage mémoriel, au plan politique notamment. Notre Maitre, le Professeur Séry Bailly est donc amplement fondé à affirmer que, et je cite :
"Nous ne devons pas perdre de vue la fin de la politique qui doit nourrir sans être alimentaire, qui doit être rétribuée sans perdre son caractère de service public. Les politiciens doivent avoir des ventres sans perdre la tête. Cependant, l'idéal ne doit pas faire de nous des idéalistes mais des hommes réalistes qui peuvent aider leurs concitoyens à regarder au-delà de leur ventre"[1].
Tout est donc dans la conscience. Mémoire de soi. Mémoire de la destination que nous ne devons pas perdre. Sachant distinguer les valeurs spirituelles des supports culturels, vecteurs circonstanciels de vérités éternelles. Mais si Nwoye régresse quant aux valeurs qui le structurent en tant qu’Ibo ou Africain, n’est-ce pas aussi parce que son père échoue à les lui transmettre ?
IV/ La régression comme échec pédagogique
L’échec d’Okonkwo dans son entreprise transmissionnelle peut tenir en deux drames consécutifs : le dogmatisme et l’anachronisme. « Le monde s’effondre » présente son héros comme un personnage quelquefois rude. Inflexible dans ses positions Okwonko peut être considéré comme un schème du dogmatique au sens où il relativiserait difficilement ses positions. Ecoutons-le parler à Nwoye et à Ikemefuna à qui l’homme croit enseigner les valeurs de travail et d’honneur, alors que tous les trois se trouvent dans les champs pour les semailles de l’igname. Parlant à son propre fils Nwoye Okwonko est virulent : « Crois-tu couper des ignames pour les cuire? (…) Si tu partages une autre igname de cette taille, je te briserai la mâchoire. Tu imagines que tu es encore un enfant. J'avais ton âge quand j'ai possédé ma première ferme. Et toi, disait-il à Ikemefuna, ne cultivez-vous pas d'ignames là d'où tu viens? » et Chinua Achebe d’ajouter : « Au fond de lui-même, Okwonko savait que les garçons étaient encore trop jeunes pour comprendre pleinement l'art difficile de préparer des plants d'ignames. Mais il pensait qu'on ne peut jamais commencer trop tôt. Les ignames étaient le signe de la virilité, et celui qui pouvait faire vivre sa famille sur des ignames d'une récolte à une autre était un très grand homme de vérité. Okonkwo désirait que son fils soit un grand fermier et un grand homme. Il étoufferait les signes inquiétants de paresse qu'il pensait déjà déceler en lui.
- Je ne veux de fils qui ne puisse assister la tête haute au rassemblement du clan. Je préférerais l'étrangler de mes propres mains. Et si tu restes à me regarder fixement comme cela, jura-t-il, Amadiora te brisera la tête pour ta peine! ». Ce propos, pour le moins incendiaire, est révélateur du peu de délicatesse dont fait montre Okwonko dans sa démarche pédagogique. Mais le dogmatisme d’Okwonko se manifeste radicalement dans l’exécution d’Ikemefuna. Par souci inflexible d’obéir à la tradition, il s’expose à la plus grande déchirure émotionnelle, pire pousse son fils à l’aversion la plus irrémédiable envers les mœurs traditionnelles. C’est ici que la notion d’anachronisme apparait très clairement.
Peut-on agir à travers les siècles sans jamais chercher à adapter nos rituels au contexte temporel en présence ? Doit-on maintenir systématiquement en l’état tous les points de nos cultes et traditions diverses ? L’échec pédagogique d’Okwonko provient du traumatisme qu’il fait subir à l’apprenant. Par une méthode rude, inflexible et peu ouverte au dialogue, il décourage le disciple. Si Nwoye renonce aux valeurs que tentait de lui enseigner son père, c’est principalement parce que le père est un homme n’ayant réussi à enrober ses valeurs de charme. L’espace pédagogique est d’une certaine façon, un lieu de séduction. Toute transmission de valeur doit, pour être opératoire, faire appel à la beauté. Okwonko échoue car sa démarche est centrée sur la violence ; oubliant de fait qu’Unoka son père à lui, n’a point eu besoin de violence pour faire de lui l’homme brillant qu’il sera devenu. Finalement Unoka, devient figure de succès par une indolence productrice de cette liberté en laquelle aura prospéré Okwonko.
Conclusion
L’Afrique n’a pas toujours été ce continent malmené par le quotidien. Elle a aussi connu son heure de gloire. Comment en est-elle arrivée ce jour à être la tête de turc de l’humanité ? Le processus par lequel l’on passe de la tête à la queue, s’appelle la régression. Même au plan national nous en sommes aussi à nous interroger sur notre position. Sommes-nous sur la voie du progrès ? Au moins celui que nous espérions ? Chinua Achebe nous donne une occasion de méditer sur notre marche. La violence n’est-elle pas la voie par laquelle nos valeurs s’érodent sous les feux charmeurs de pratiques venues de l’ailleurs ?
Chinua Achebe nous fait don d’un regard lucide. A nous de ne point en perdre la mémoire.
[1] Ecrits pour la démocratie, Cerap, Abidjan, 2010, p. 83.
Josué Guébo
Département de Philosophie
Université de Cocody
6 juillet 2013, Université de Cocody, Departement d'Anglais
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