LE SANCTUAIRE D'ETTY MACAIRE

LE SANCTUAIRE D'ETTY MACAIRE

Communication de Tiburce Koffi lors du Colloque sur Bernard Zadi Zaourou

« Bernard Zadi, comme un ‘‘loup des steppes’’ »

Par Tiburce Koffi

 

 

Introduction

L’appellation de ‘‘loup des steppes’’ que j’affecte à celui à qui ce présent colloque rend hommage, peut paraître inattendue, voire déplacée, à l’entendement de ceux qui sont peu réceptifs aux tours d’esprit. Elle (cette appellation) est, du moins, loin d’être originale, car elle n’est pas mienne. Je l’ai, en effet, empruntée à Hermann Hesse, ce génial romancier allemand de l’entre-deux guerres qui, à l‘instar de bien d’autres de sa génération – je songe à Thomas Man, et plus nettement à Ernst Wietcher – a su camper dans son œuvre, plus particulièrement dans son merveilleux livre « Le loup des steppes1 », la tragédie de l’intellectuel affirmé, dans une société frappée par une crise de la pensée.

Les lecteurs de l’œuvre d’Hermann Hesse connaissent certainement le personnage du loup des steppes qui sillonne le roman de référence, et l’irradie des rayons de son intellectualité ‘‘bourgeoise’’. C’est donc de manière motivée que j’ai choisi d’intituler mon exposé « Bernard Zadi, un loup des steppes ». Non pas que je considère que le sujet (Bernard Zadi) qui s’offre à mes sens est, en tous points, identique au personnage du romancier allemand, mais parce que cette appellation, métaphorique à souhait, a des amplifications sémantiques qui vont au-delà du simple rapport analogique, principe stylistique de la métaphore. Mieux, elle (cette appellation) me paraît appropriée à l’objet de mon discours.

L’homme qui retient l’attention de ce colloque, m’apparaît, en effet, comme l’une des expressions achevées de la grandeur et du tourment qui ont à la fois construit et consumé tous ceux qui se sont donnés pour vocation de consacrer leurs vies entières à réfléchir sur le destin de leurs sociétés, et d’influer sur son cours. On les désigne de l’appellation d’intellectuels. Il me plaît souvent de dire d’eux qu’ils sont des aventuriers et des héros de l’intelligence ; mieux : des quêteur du graal. On le voit : Bernard Zadi n’est pas un homme ordinaire, même si les sociétés comme les nôtres, peu à l’écoute de ce type de personnage de qualité, le côtoient et le ‘‘traversent’’ souvent, en entretenant avec lui des rapports ambigus où s’entremêlent respect, suspicion et une familiarité de rustre…     

Mon exposé, délibérément lyrique, donc subjectif, consistera à dire à mon tour, et à ma manière, cet homme qui a surgi sur la route de l’étudiant que j’étais, au cours des années 1970 (pratiquement vers la fin de ces années) et qui, à son propre insu, a façonné, de manière décisive, le destin de l’homme ou du personnage que je suis devenu. Bien évidemment, j’interrogerai la création artistique et la production intellectuelle de Bernard Zadi, juste dans la proportion que j’aurai jugée utile pour la conduite de ma communication. J’ai choisi de procéder ainsi, car le panel des communications (toutes, de haute portée académique) offre suffisamment d’occasion de réflexions critiques et savantes sur la production littéraire de l’écrivain qui retient aujourd’hui, et à juste titre, l’attention de la communauté savante des hommes de lettres, réunis pour ce colloque.

Il convient dès lors, que je commence par le commencement : mon histoire avec cet homme, plus précisément avec l’enseignant Bernard Zadi.


I/ Un enseignant singulier

Comme tout jeune élève féru de littérature et fraîchement sorti du lycée, c’est au département des Lettres modernes de l’Université d’Abidjan, que je fis réellement sa connaissance. Je dis réellement car le nom, ni le visage de cet homme n’étaient inconnus de la plupart d’entre nous ; et si je peux affirmer que nous rêvions, presque tous, de faire sa connaissance, je peux surtout confesser que c’est le rayonnement de cet enseignant sur l’univers culturel ivoirien d’alors, et cette espèce d’aura que dégageait son image ainsi que son discours, qui avaient guidé bon nombre nous, du moins, moi particulièrement, vers le département des Lettres modernes où il professait. On comprend donc que nous rêvions de l’avoir comme prof. Nos vœux furent exaucés : en Duel 2, son nom figura sur la liste de nos professeurs.

Et il arriva, un jour, dans une de nos salles. Nous étions, quelques amis étudiants et moi, dehors, devant la porte. Nous le vîmes donc arriver, le célèbre Bernard Zadi. Un tricot de couleur rouge, porté près du corps, un pantalon de couleur marron, avec des bas larges qui traînaient sur le sol ; dans une main, il portait un sac noir et dans l’autre, des livres. Nous ne mîmes pas du temps à remarquer que le sac était loin d’être neuf, et qu’il portait même, par endroits, des marques visibles de souffrance. Bref, il était déchiré, et il craquait sous le poids des livres ou de quelque paperasse que nous devinions, savante ; une âme bienveillante (ou peut-être bien même l’illustre propriétaire de ce sac malheureux) avait cousu de fils peu rassurants, une des parties de l’objet… pédagogique.

Evidemment, les plus espiègles d’entre nous, dont moi, ne pouvions pas ne pas remarquer ces anomalies, cette entrée d’artiste ; surtout que l’homme portait une tignasse abondante, à la manière d’un chanteur américain de Soul music. Evidemment (encore), nous nous sommes fait des signes. Des noms d’étudiants complices sont restés gravés dans ma mémoire : Charles Sidibé, Denis Boukolon (fils de Maryse Condé), Myriam Zinsou, Marie-Constance Dammoh, entre autres.

Mais si l’exposé physique du personnage nous a paru altérer le poids du nom que ce dernier portait, le cours qu’il nous délivra fut, quant à lui, tout autre chose. C’était, je m’en souviens fort bien, un cours sur la poésie. La définition qu’il nous donna de ce genre littéraire, m’avait paru à la fois curieuse, surprenante et… magique : il nous a dit, en effet, que la poésie est un viol perpétré sur le lecteur. Il nous a dit aussi que la poésie est une danse sur place. Je me souviens encore : la bande des espiègles s’était échangé des regards complices. Bref, tout le cours fut une véritable ambroisie intellectuelle. Un nectar de païen ! Les deux heures de poésie passèrent aussi vite que des minutes d’amours frivoles et buissonnières. Et quelques-uns d’entre nous, sinon, toute la salle, salua la fin de la prestation de l’enseignant, par des applaudissements.

Quand il fut sur le point de sortir, c’était à qui serait le premier à prendre son sac. Là aussi, je me souviens encore, comme si cela ne datait que de ce matin : je fus plus prompte que les autres, à poser la main sur le sac ; et ce fut donc moi qui le pris ! Comme un privilège ! Un bien précieux. Bref, nous avions fait un petit cortège, et nous avions accompagné notre professeur, une dizaine d’étudiants et moi, jusqu’à sa voiture — une deux chevaux qui, je crois, eut quelque peine à démarrer ! En réalité, nous l’avions aidée un peu à rugir, en la poussant !

Je suis resté pendant longtemps sous la fascination de ce cours. Et mon premier réflexe, dès que j’eus perçu la bourse mensuelle, fut de me procurer un des livres du professeur. Il s’intitule « Fer de lance, livre 12 ». Dès la première page, je lus ceci :

Nous voici Doworé

à la racine de la nuit

et la foule est compacte

la foule (son cœur son corps et son âme en rut)


II/ Poésie, musique et théâtre 

Habitué que j’avais été, jusque-là, aux vers de Victor Hugo, de Lamartine et autres poètes français, ainsi qu’à la lecture des tragédiens comme Racine et Sophocle, (même si l’inévitable Bernard B. Dadié – avait été, lui aussi, au menu des récitations que les élèves de ma génération avaient apprises), je découvrais une autre manière d’écrire la poésie. Les mots que je lisais dans ce livre, me parlaient ; les images que j’y voyais défiler, m’interpellaient. C’était une part de mes obsessions de jeune homme, mais une part que je n’avais jamais su dire, parce que je ne savais pas comment la dire ; c’étaient surtout des mots jolis, des mots musicaux, empreints d’une fluidité rythmique qui trahissait, au fil des pages, l’âme et le talent d’un personnage qui ne m’était pas étranger : l’âme du musicien. J’informe que j’étais le guitariste soliste d’alors de l’Orchestre de l’Université d’Abidjan (OUA).

Mon intuition ne m’avait pas trompé : je fis lire « Fer de lance » à mon ami et bassiste du groupe, Gustave Guiraud, alors étudiant à l’INA, à l’école de musique. Après en avoir achevé la lecture, il m’a dit, à quelques mots près, ceci : « Ce livre ressemble à une partition de blues, écrite avec des mots. Je crois que cet homme est en réalité un musicien ». Et nous avons, mon ami et moi, mis des vers entiers de Fer de lance en musique, sur des accords de blues. Je ne sais plus où se trouvent ces partitions ; et Guiraud est, hélas, décédé ! Mais je me rappelle les vers que nous avions mis en musique ; notamment ceux vers-ci :

Longue encore la nuit que nous veillons

Longue et longue

Et les femmes  n’ont point baissé la paupière, elles d’ordinaire

     Si promptes à bâllonner les nuits enchantées notre gloire

     Sans partage…Opus. Cit.

Un peu plus tard, mon professeur me donna accès à son intimité domestique ; et c’est là que je découvris qu’il était effectivement un musicien. Mais quel type de musicien ! Il jouait d’un instrument archaïque, qui me semblait sortit de quelque musée d’instruments ou d’un passé vraiment lointain. Il m’a dit que cet instrument s’appelle ‘‘dôdô’’ ou arc musical ; et il semblait éprouver du plaisir à jouer sur les deux misérables tons que lui proposait cet arc singulier, quand moi, je disposais d’une guitare électrique avec des pédales wah wah et distorsions qui produisaient des effets larsen. Bref, son instrument me procurait de l’ennui, et je n’arrivais pas à comprendre comment un respectable universitaire, un écrivain d’un tel talent, pouvait perdre son temps à torturer une malheureuse corde à l’aide d’une baguette, et même à prétendre composer des morceaux sur la base d’un tel exercice. Nous eûmes souvent, mon professeur et moi, des débats (qui lui parurent fâcheux, je crois), sur la vanité de son entreprise artistique !

Mais progressivement, et avec une patience que même jusqu’aujourd’hui je m’explique difficilement, il m’habitua au son de cet instrument ; il m’habitua, après les heures de cours, à le voir mettre à la bouche, cette curieuse baguette qu’il frottait sur une corde tendue pour en tirer des sons ; et quand, une année après, il décida de créer sa propre troupe de théâtre qu’il appela KFK, et qu’il m’invita aux répétitions en même temps que le regretté Noël Ebony, je saisis, sur le double plan rythmique et mélodique, la qualité de cet instrument de musique ainsi que celle d’un autre qu’il me fit découvrir : Le pédou. Le musicien qui en jouait, était un artiste paysan qu’on appelait « Vieux Tapé ». Et il jouait admirablement bien !

La pièce qui servait de matériau de base à l’exploitation du ‘‘dôdô’’ dans la nouvelle esthétique dramaturgique que mon professeur expérimentait, s’appelait  « La termitière3 ». Ici aussi, je reçus un coup de foudre : je n’avais jamais vu faire du théâtre de cette manière. La parole proférée était presque évacuée, pour laisser la place à l’expression corporelle et à la gestuelle, toutes les deux conduites par le rythme des tambours, le son des clochettes, et surtout par la musique de l’instrument insolite qu’était l’arc musical, ainsi que du pédou. Le tableau stupéfiant du « jeu de la graine » est, à cet égard, très expressif. Dans ce tableau, Zadi (à l’arc musical) fait effectivement parler cet instrument, en instaurant un dialogue entre lui et le comédien (c’était Mahi Bada) chargé de retrouver une graine cachée que détient un spectateur anonyme. Guidé par les ‘‘paroles’’ de l’arc, le comédien finit par trouver et le spectateur, et cette graine !

Ce tableau reste mémorable dans l’histoire des curiosités esthétiques que nous invitait à voir ce créateur singulier. « La termitière » peut être considérée, avec « La tignasse4 », comme le manifeste dramaturgique de l’esthétique du didiga. A mon avis, c’est cette pièce qui consacre le ‘‘dôdô’ ; bien plus, elle l’a réhabilité à mes yeux, et elle m’a rendu désormais attentif au langage des instruments de musique traditionnelle. 

Au total, je venais d’être mis en présence d’un personnage pluriel :

- cet enseignant qui, après les heures officielles de cours, après celles, entières, qu’il consacrait aussi à recevoir, chez lui, des étudiants, pour prolonger le discours dit en amphi, cet homme qui, après tout cela, trouvait encore le temps d’aller encadrer une quarantaine de comédiens en leur apprenant à faire du théâtre, eh bien, pour moi, cet homme-là n’était plus seulement un enseignant au savoir encyclopédique et impressionnant ;

- ce n’était plus spécifiquement un poète, un musicien averti, ni plus particulièrement un auteur dramatique de génie.

C’était tout cela à la fois : un savant, un artiste, un homme d’une ‘‘condition humaine’’ particulière. Je réalisai alors que les merveilleux hasards de la vie avaient mis sur ma route un pédagogue d’une rare patience, mêlée de condescendance pour l’apprenant prétentieux et turbulent que j’étais ; mieux, il avait mis sur ma route, quelque chose d’essentiel, une espèce de viatique pour « Les chemins de ma vie » (pour dire comme l’autre) : c’était un homme qui réunissait en effet, en lui, les qualités dont le néophyte que j’étais avait besoin pour éclairer son sentier et mener à l’accomplissement le personnage qui sommeillait en lui. On appelle ce type d’homme, un maître. Oui, il devient le maître, mon maître à moi ; mais aussi, celui de nombreux autres étudiants qu’il encadrait et dont je jalousais le voisinage exaspérant avec le maître, parce que j’avais fini par croire qu’il m’appartenait.

 

III/ Le temps du spleen

Passe et passe le temps. Les années ont défilé, comme le vol furtif des grues couronnées et des pique-bœufs dessous les brumes des soirs d’harmattan. Trente années nous séparent de ces premiers moments de contact avec Bernard Zadi. Longue, je crois, et passionnante, surtout passionnante, a été la route : la poésie, le théâtre, la politique, les nuits sans fin de discussions, les confidences, les rêves couvés, mais aussi les utopies, la grande utopie crevée… comme le râle atonal d’un  tam tam retraité (In « Les quatrains du dégoût », Abidjan, Néi/Ceda, 2008…

Passe et passe le temps ! Les moments de gloire artistique, les tournées, les conférences, des noms, des noms : Jean-Marie Adiaffi, Noël Ebony, J.-Servais Bakiono, Alexis Krato, Mahi Bada Rustico, Aimé Césaire, Catherine Belvaude, Bernard Ahua, entre autres (pour ceux qui ne sont plus) ; Frédéric Grah Mel, Kinimo Man Jusu, Kaba Taïfour, Pan Dehoué au corps de liane, Clémentine Papouet la princesse de la Compagnie Didida, Cheik Mabou Dioum, Yourik, Jeanne Zadi, Mireille Pango, Véronique Tadjo, le Festival de Limoges, le Festival de Carthage, les résidences d’écriture, etc., et, par delà tout, ce besoin tenace qui habite ce pédagogue singulier qui, malgré les supplices du corps, continue à distribuer le savoir, à donner sa part d’humanité aux autres, sans jamais compter ; oui, sans jamais compter, car c’est surtout cela, Zadi ! Par-dessus tout aussi, cette capacité extraordinaire à se mettre au-dessus des contingences matérielles ; et cela, même jusqu’aujoiurd’hui où le bataillon des toges savantes de ce pays semble désormais n’avoir d’yeux que pour le boulevard qui mène au tabernacle de l’adoration du veau d’or !

Laissons le poète dire sa rage devant tant de gâchis.

Cortège

Et voici la marche opulente des princes de l’ombre

Longue procession de sirènes

De jaquettes

Et de fiers motards

Cortège de galons flamboyants !

Passe cortège

Roi nègre made in France

Passe cortège

De tous les chacals le plus vil

L’orgueil

L’orgueil au cou raide et portant bisicles

Passe cortège

Maître-sorcier à la cour

L’habile artisan qui forge et tisse vingt complts à l’année

A vo-lon-té…

Coule alors – cortège –

Grave et digne à sa manière L’immense armée des Vit-Net

–       gent obscure –

O charognards stupides et repus de charognes ! « Fer de lance, livre 2 », Abidjan NEI/Editions Neter, 2002. P. 112.

Mais l’homme sait aussi sa part de responsabilités, dans le désatre qui ruine ce pays. Ecoutons-le :

Or

Les voici mes gaies lucioles

Mes étoiles

Mes cigales babillardes

Toute la faune des sans-culottes

Ouiii… mes jacobins germés dans le soutterain de ma

     main gauche et repiqués sans précaution sur le terreau

     des plaines d’Eburnie. Opus. Cit. P 161.

Il peut ainsi laisser s’exprimer son spleen :

Que de larmes et de peines Doworé

Chagrins et regrets infinis

Que de deuils à l’année (…). Opus. Cit. P. 160.

Qui est cet homme ? Ce septuagénaire qui semble ignorer les limites de l’endurance du corps ? Qui est cet homme qui a vu l’entrée du tunnel effroyable qui mène au royaume souterrain d’où l’on ne revient plus, et qui, pourtant est là, parmi nous, plus vivant qu’un colloque de la consécration académique ?

Qui est cette voie aphone qui, hier, avait parlé, hurlé, dénoncé, et qui, aujourd’hui, nous inflige un silence énigmatique ? Qui est ce trésor humain qui semble avoir logé son âme au milieu des livres, des tableaux et autres objets d’art qui constituent le sanctuaire d’un petit bureau d’un institut de recherche qu’on appelle GRTO ? Que recherche-t-il sur les touches de ce piano à queue qui est dans ce bureau, et sur lesquelles il ne cesse de susurrer la détresse des solitaires ? Mais surtout, que signifie ce long et pesant point d’orgue qui, loin de retenir le souffle du public, déconcerte les concertistes, les trouble même ?

Est-il utile d’attendre du concerné quelque réponse, quand je peux afficher la prétention de la détenir et de pouvoir ainsi la dire ? Il me suffit de renvoyer le lecteur à ces paroles lourdes de sens que Sony Labou Tansi met dans la bouche du personnage de Dofano, dans la pièce « Le coup de Vieux ». « Je me suis battu, je me bats. Mais mon combat a changé de sens, parce que, dehors, plus personne n’est digne de bagarre ; plus personne n’est digne de mes coups5». Pourquoi d’ailleurs chercher chez Sony, ce qui se trouve chez Zadi ? Il dit, en effet, le poète Bottey Zadi Zaourou :

Hurler avec les loups

C’est reconnaître qu’on est soi-même un loup

Etranger à la caste des hommes de proie

C’est sans remords ni regret que je dis adieu à l’arène.

In « Les quatrains du dégoût », Opus. Cit.

Mais comment peut-on avoir été un Fer de lance, avoir accouché de tant de rêves par Césarienne6, avoir visité La termitière pour y débusquer Le secret des dieux7, avoir été L’oeil8 vigilant qui perçut le danger de La tignasse9 cette malédiction qui pesait sur notre société d’hier ? Comment peut-on avoir formé Les rebelles du bois sacré10, fait avec eux, le merveilleux Voyage au pays de l’or11, comment peut-on avoir réussi à exorciser cette autre malédiction de L’œuf de pierre12, connu le plaisir d’être à Cheval sur un nuage fou13, réhabilité les Putains d’Afrique14,… comment enfin, peut-on avoir fait tout cela, et au bout du compte, proposer à son peuple, ces surprenants Quatrains du dégoût qui embarrassent le disciple, le rendent sceptique, pessimiste et l’inquiètent ?

Il est temps cependant de revenir à Hermann Hesse, pour justifier davantage le parallèle que nous avions annoncé entre son héros, et Bernard Zadi. Les points de gémellité aussi bien que ceux, de dissemblance fondamentale entre le héros d'Hermann Hesse et celui du présent colloque, se révèlent dès lors ici : Harry Haller, le personnage héros de « Le loup des steppes » est un homme instruit, très instruit ; c’est une conscience éthérée qui plane dessus sa société. Mais il est aussi et surtout, un intellectuel bourgeois, solitaire, un homme triste, désabusé et profondément marqué par la petitesse de l’homme, une conscience en proie à une crise de personnalité intérieure, et apparemment, indifférent au devenir de sa société qu’il observe d’ailleurs avec hauteur, sinon morgue.

Sur ce dernier point, Bernard Zadi, tout au contraire, est un agent actif, très actif (ou du moins le fut-il) dans/et de sa société. Socialisant et… socialiste, célèbre sans être un pantin des média, leader d’opinion et chef de troupes (théâtre, parti politique15, activités académiques), tour à tour observateur, puis acteur et aujourd’hui observateur (non neutre cependant) des contorsions de la société ivoirienne, Bernard Zadi est, de mon point de vue, un triple regard (sympathique, critique, et tragique) braqué sur la Côte d’Ivoire et l’Afrique...

Le maître, comme nous l’appelons tous, nous ses ex-étudiants (qui le sommes restés — on demeure l’élève du maître), est un intellectuel tout aussi affirmé que le héros de Hesse ; non pas parce qu’il a acquis des diplômes de référence, mais parce que sa lecture du monde, des phénomènes et des choses qui agitent l’univers, son rapport avec le quotidien matériel, etc., sont empreints d’un haut niveau d’élévation cognitive et spirituelle qui font le signe distinctif des vrais intellectuels ; c’est-à-dire, ceux-là qui ont consacré l’essentiel de leurs vies à la réflexion théorique sur le monde, afin de décoder les messages et signaux que nous envoie le vaste univers, et dont le sens échappe nécessairement à la sapience du profane et du manant, trop absorbés, eux, par les appels tyranniques du quotidien. Bernard Zadi est, incontestablement une conscience élevée, certainement trop élevée, pour la société dans laquelle il vit. En cela, il est, lui aussi, un ‘‘loup des steppes’’. 

Mais il est temps de conclure.    

  

Pour conclure

 

Ma communication s’est voulue comme un regard personnel sur le sujet, objet de ce colloque. Ni étude stylistique ou sémiotique de la production littéraire de Bernard Zadi, ni Mémoire, ni communication savante ou scientifique sur sa pensée ; mais un témoignage lyrique sur un homme qui m’a paru extraordinaire ; un homme qui a atteint aux dimensions du personnage idéel, un de ces intellectuels et artistes de dimension universelle, d’une rare densité et profondeur, que l’on éprouve toujours du plaisir à (re) visiter, rien que pour nous rappeler aux souvenirs d’une époque où les hommes de ce pays accordaient quelque importance aux choses de l’esprit et à la pensée tout court.

Le mot de la fin, au maître : cher et grand Maître, le concert n’est pas fini ; il reste encore tant de partitions malhabiles à redresser, malgré la sotte euphorie du public des gueux ; il reste encore des mots à dire pour essuyer les larmes citronnées de notre Eburnie en peine ; il reste encore tant et tant d’utopies à récréer, afin que ne se perde point la tradition de la pensée critique qui fit la qualité de ce pays devenu méconnaissable. L’orchestre est encore en place, cher maître. Que revienne donc le soliste virtuose pour parfaire l’harmonie...

_______

 

Notes.

(1). Hermann Hesse, Le loup des steppes, Editions Calmann-Lévy, 1947.

(2). Bernard Zadi, Fer de lance, livre 1, Paris, éditions P.-J. Oswald, 1977.

(3) B. Zadi Zaourou, La termitière, Abidjan, NEI….

(4) Bottey Zadi Zaourou, La tignasse, théâtre, Abidjan, Ceda, 1984.

(5) Sony Labou Tansi et Kaya Makhélé, Le coup de Vieux, théâtre, Paris, Présence africaine,….

(6 à 14). Titres de textes dramatiques et poétiques de B. Zadi Zaourou. Putain d’Afrique, Le trou, Zougloumania (ces deux derniers textes n’ont pas été cités) sont inédits.

(15). Il fut le secrétaire général de l’Union des Sociaux démocrates (USD), un parti qui compta au nombre des plus essentiels de la gauche ivoirienne.

* Bottey Zadi Zaourou, Fer de lance, livre 2 », Abidjan NEI/Editions Neter, 2002. P. 112.

* Bottey Zadi Zaourou, Les quatrains du dégoût, Abidjan, Néi/Ceda, 2008.

                                              

                                              Tiburce Koffi

 

 

                                     

 



10/07/2013
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