LE SANCTUAIRE D'ETTY MACAIRE

LE SANCTUAIRE D'ETTY MACAIRE

ALEXIS JENNI (PRIX GONCOURT 2011) SE DEVOILE

Alexis Jenni: "Je pensais être un écrivain raté, comme tant d'autres"

Par Baptiste Liger

 (L'Express), publié le 02/11/2011


 

Révélation de cette rentrée littéraire, Alexis Jenni vient de remporter le prix Goncourt avec son premier roman L'Art français de la guerre (Gallimard). Nous avions rencontré le prodige en juin dernier. 


Alexis Jenni, vous êtes l'auteur de L'Art français de la guerre, mais on ne sait pas grand chose sur vous. Seriez-vous un retraité de l'armée?


Non, pas du tout. Je comprends votre question, car il n'y a aucune indication en quatrième de couverture. Après avoir passé mon enfance à la campagne, j'ai fait de longues études de sciences, jusqu'a l'agrégation. Désormais, j'enseigne les sciences naturelles - ou S.V.T. - dans un lycée jésuite lyonnais. J'aime cette ville, et je suis profondément enraciné là-bas. La Saône passe sous mes fenêtres...  


Quel a été votre cursus militaire?


Il a été très bref, puisque... j'ai été exempté de service militaire, et même classé P4! Pour toute une série de raisons abracadabrantes, avec l'aide d'un capitaine qui se piquait de psychologie, un médecin plus ou moins alcoolique et un psy incompétent qui me renvoyaient de l'un à l'autre. A chaque fois, ils me demandaient: "Ca ne va pas?". Et ne je répondais: "Non". Bon, allez, hop!, dehors... Je n'ai pourtant rien fait de spécial. Je garde toutefois de cette expérience un très bon souvenir: avoir pu faire du tir au pistolet-mitrailleur, dans des tas de sable. C'était très rigolo.  


D'où vous est alors venue l'idée de L'Art français de la guerre?


J'ai écrit d'autres choses avant, pas abouties et d'ailleurs refusées par tous les éditeurs. Pendant une période, j'ai eu un petit moment de découragement et je pensais être un écrivain raté, comme tant d'autres. Mais, après tout, pourquoi pas? Ca n'a rien de déshonorant: on peut écrire pour son plaisir, le dimanche, comme d'autres vont à la pêche. Alors, j'ai décidé de me remettre au travail, comme si c'était ma dernière chance - j'ai aujourd'hui 48 ans. Enfant, j'ai beaucoup joué aux petits soldats et j'ai fait de nombreux cahiers de dessins de batailles - comme tous les gamins. Le projet initial était de retrouver cet esprit. J'ai eu aussi envie d'écrire un roman d'aventures, avec pour image première des gens qui courent dans les bois. Après, je sentais qu'il me fallait quelque chose de français. Et les choses ont évolué, au fur et à mesure. Petit à petit, j'ai enquêté et le projet a pris une ampleur que je n'imaginais pas au départ. Après cinq ans de travail, je suis arrivé à un manuscrit que j'ai envoyé par la poste chez P.O.L. - qui n'en a pas voulu, avec une lettre-type traditionnelle - et chez Gallimard. Un mois plus tard, j'ai appris que, là-bas, ils en voulaient, et que Richard Millet allait m'éditer.  


Pourquoi vous êtes-vous intéressé à l'histoire d'un ancien d'Indochine?


Souvent, quand on parle aujourd'hui de personnes comme Victorien Salignon, c'est mal vu. Ca n'est pas bien. Mais qu'est-ce que ça signifie, d'arriver en 1946 en Indochine? Qu'est-ce que ces types ont vécu? Quoi qu'on pense des Bienveillantes, on peut reprocher à Jonathan Littell l'incohérence du personnage de Max Aüe - je ne l'ai pas dit à Millet [N.B.: qui avait aussi édité ce roman]. Alors, j'ai tenté de donner à mon héros une certaine logique. Salignon, c'est un type qui a fait des études et qui se retrouve dans quelque chose qui le happe. Que se passe-t-il quand un individu a priori pas élevé pour une telle aventure se retrouve propulsé en Indochine? Il correspond un peu à l'image caricaturale que j'aie du lecteur de L'Art français de la guerre, appartenant à une classe moyenne cultivée. J'en ai assez du discours classique et rassurant, comme "les tortionnaires sont des salauds". Ca, c'est facile. Le type intelligent, que fait-il en situation de guerre? Sur un sujet proche, j'avais beaucoup aimé Où j'ai laissé mon âmede Jérôme Ferrari ou Des hommesde Laurent Mauvignier.  


Justement, les deux livres que vous citez évoquent la guerre d'Algérie- présente aussi dans L'Art français de la guerre - sujet longtemps tabou dans la littérature française. Comment l'expliquez-vous?


Je ne sais pas. Je sais bien que l'Algérie n'est pas la France, mais il me semble que c'est une erreur de parler de guerre coloniale. C'est avant tout une guerre civile. Quand on revoit un film comme La Bataille d'Algerde Pontecorvo, on accepte l'idée que la guerre d'Algérie se résume à une opposition entre le FLN et l'armée française - ce qui est honteux. Tous les autres n'ont ici plus le droit à l'Histoire, à l'image des pieds-noirs... Leur présence-même interdisait la résolution du conflit. Dès lors, il ne faut jamais oublier que ces deux pays et leurs ressortissants ont des racines communes, beaucoup de choses à se dire aussi. Ca m'a semblé frappant, quand je suis allé en Algérie dans les années 1980. J'en avais les larmes aux yeux. Alors, sans être angélique non plus, il faut en finir avec tout ce discours sur l'intégration, propagé notamment par le Front National... Cette obsession de l'étranger, qui occupe les actualités dans l'Hexagone, me fait peur. La question de l'identité nationale, c'est le lieu d'un discours délirant, de tous les côtés. Personne ne dit rien de raisonnable sur le sujet. Ce déficit de pensée généralisé est une véritable insulte à l'Histoire.  

Vous-même, avez-vous des origines étrangères?

Oui, Jenni, c'est un nom suisse. Mon grand-père doit être à peu près le seul immigré helvète qui existe. Oui, comme immigration, ça fait sourire, car le motif économique ne tient pas vraiment (rires). Ca m'a toutefois permis de comprendre l'absurdité de la notion de lignée. Quand j'y pense, à Marignan, mes ancêtres chromosomiques étaient de l'autre côté, et, pourtant, mon éducation m'a fait aimer François Ier. J'ai l'impression d'être français à fond: je suis pour la méritocratie républicaine, je défends la langue, l'histoire de France, etc. Quand j'ai dit à mes enfants - qui ne lisent pas beaucoup - que je rentrais chez Gallimard, je leur ai dit que j'étais rentré dans l'équipe de France de littérature (rires)!  


Vous êtes-vous servi de l'Histoire pour mieux parler de la réalité française contemporaine?


Outre le clin d'oeil à L'Art de la guerre de Sun Tzu, j'ai décidé d'intituler mon roman L'Art français de la guerre en raison de cette obstination nationale, qui perdure encore aujourd'hui là où on ne l'attend pas. En effet, la France n'a de cesse de faire la guerre d'une manière totalement absurde, qui ne marche pas, mais est pleine de panache et de violence. On fonce systématiquement droit dans le mur, sans le moindre pragmatisme. Maintenant, dans les banlieues par exemple, on fait la même chose. Il suffit de voir la police, avec son degré de perfectionnement dans l'équipement et les techniques. On pense aux légions romaines qui se mettent en tortues (rires). Tout ça est très sophistiqué, calibré au geste près et, au final, que fait la police? La France rêve encore aujourd'hui du ronflant de Louis XVI, mais elle est plus proche d'OSS 117 - ce qui fait sourire nos voisins, ravis de voir cette grande nation orgueilleuse se prendre les pieds dans le tapis. Le gouvernement, quel qu'il soit, tente de perpétuer cette "France éternelle", dénuée du moindre sens pratique - tout l'inverse des Allemands. On entretient l'imagerie d'une France de carton-pâte, complètement dépassée, qui ignore les problèmes. Elle ne comprend pas qu'elle dévore ses enfants. D'accord, il y a de jeunes délinquants, ce sont des emmerdeurs. Mais quand on voit leur énergie peut-être perdue à tout jamais, c'est un gaspillage rageant, dont on va payer les conséquences.  


Etes-vous un admirateur des Mémoiresdu Général de Gaulle?


J'adore de Gaulle, certes avec un poil d'ironie. Il a talent inouï pour assassiner ses adversaires, sans le dire, tout en subtilité. De Gaulle est un stratège littéraire fabuleux, notamment dans les années 1940, lorsqu'il parle de Blum ou de Pétain. Il faut relire ces pages où il tente de ne pas les accabler en faisant comprendre qu'ils n'ont pas assuré, et que lui est là, tout en restant modeste. Il joue admirablement sur les deux tableaux, avec un humour saisissant. Oui, c'est une grande oeuvre. Franchement, "la vieillesse est un naufrage" à propos de Pétain, c'est magnifique, non? 

 

http://www.lexpress.fr/culture/livre/alexis-jenni-je-pensais-etre-un-ecrivain-rate-comme-tant-d-autres_1046750.html

 



02/11/2011
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