A Chaque Culture son Théâtre
Rappels sur la nature des différentes formes de théâtre traditionnel en milieu Bambara et analyse des défis qu’il rencontre dans la société moderne.
Théâtre se dit en grec théâtron ; théaomaï signifie voir, contempler. Le théâtre implique donc un privilège donné à la vision et peut de ce fait être synonyme de spectacle (du latin spectare : voir, contempler). Le théâtre est, comme le dit Césaire, "du donner à voir".
Au Mali, il y a des formes théâtrales qui ne se présentent pas selon les normes canonisées par le nom même de théâtre.
Le terme Bambara peut les désigner est tôlon [1] qui signifie jeu, amusement, divertissement et par extension manifestation.
Il existe également le terme nyènajè [2] (de nyè : oeil et jè : blanc, clair, propre). Le nyènajè est une manifestation qui rend "propre", "clair" les yeux. Le contraire est nyènafing (fing : noir, sombre). Le nyènafing [3] c’est la nostalgie dont l’origine est dans la solitude, c’est la solitude qui engendre la mélancolie. Le nyènajè empêche l’homme d’être la proie de tristesse. L’homme esseulé sollicitera le concours du groupe social pour oublier le nyénafing, car la joie de vivre, le divertissement ne peuvent avoir lieu que dans le groupe, que quand il y a foule.
N’est-ce pas le rôle origine du théâtre : rassembler les hommes pour qu’ils s’amusent et rient ? Le nyènajè c’est l’amusement et le rire (tôlon ni yèlè) donc la joie de vivre.
Ainsi nyènajè englobe ce que théâtre désigne. Cependant, si, dans le concept de théâtre, l’accent est porté sur l’aspect phénoménal, ce qui frappe les sens et particulièrement la vue, créant par là une démarcation entre ce qui est vu et ceux qui voient, entre la scène avec ses décors, ses personnages, son action et les spectateurs, les termes nyènajè et tôlon insistent davantage sur le rôle de la manifestation, son effet sur l’homme, l’état dans lequel elle plonge l’individu et son groupe. Ici il n’y a aucune idée de distanciation entre acteurs-personnages et spectateur. Tout le monde est de la fête, tout le monde participe à la cérémonie d’où le caractère populaire de ces manifestations. Il y a donc une différence entre la forme africaine du théâtre et le théâtre européen. Cette différence est très importante dans la mesure où elle détermine la structure et la finalité de la conception dramatique.
Le Théâtre Traditionnel
Il évolue dans deux atmosphères : une atmosphère sacrée et une atmosphère profane.
Le Théâtre sacré
Le théâtre rituel est un théâtre vécu. Il instruit par la participation qui l’emporte sur la distraction. Personne ne peut sortir ou trouver le sujet mauvais. Ses participants sont le public. Il est la manifestation d’une certaine forme de sociabilité. Il s’adresse non à des publics mais à un public.
La théâtralisation des rites est un moyen de rassemblement et d’éducation ; c’est pour cette raison que les sociétés d’initiation y ont recours. Tel le N’domo [4] en milieu Bamanan qui comprend des classes d’initiés. Les non-circoncis (les enfants) passent d’une classe à une autre. Ces classes portent des noms d’animaux. Chaque animal symbolise une étape dans la connaissance de l’homme. Les enfants se mettent dans la peau de leurs personnages avec des emblèmes et des masques figurant ces personnages. Tous ces animaux symbolisent la découverte de l’homme.
Par cette théâtralisation, l’enfant sert d’abord comme acteur, il figure l’homme dans son être social avant de devenir réellement cet être. Ainsi il sera le premier à mettre en pratique l’enseignement dont il venait de donner une esquisse.
C’est dans le théâtre rituel que l’on peut ranger le Festival d’Obatala au Nigeria, le culte rendu aux orisha et au vaudou, les Egungun...
Le théâtre rituel reflète la vie et l’éthique de la communauté. Tous les actes essentiels de la vie sont exprimés à travers le théâtre. Il sert à la cohésion et à la prise de conscience, par la formation et l’information.
A côté des théâtralisations de rites, il y a les dramatisations sociales. La société africaine traditionnelle est une ’’civilisation’’ visuelle, les relations entre les membres de la société sont jouées. Toutes les grandes cérémonies ont un caractère théâtral. tous les évènements importants de la vie (naissance, baptême, circoncision, funérailles) sont représentés, dramatisés. La sacralisation a pour but de donner à l’évènement un caractère plus solennel.
L’évènement devient un véritable culte ayant pour objectif de transformer l’acte ordinaire de se marier ou de mourir en acte grandiose et représentatif. La réfection de la case sacrée de Kangaba est un exemple de ces dramatisations sociales.
Le théâtre profane
Le théâtre traditionnel n’est pas que religieux. Il existe aussi une forme profane dont les représentations ne sont liées à aucun rite.
En milieu Bambara, le Conteur (N’dale dala) est un homme doué pour la narration et le théâtre.
Si l’on en croit H. Labouret [5], le théâtre serait d’abord un monologue dans lequel le conteur faisait parler ses héros, les récits devenaient "de véritables scènes de théâtre à personnages multiples représentés par un acteur unique". Puis le théâtre serait devenu une dilatation de ces contes, les personnages étant les animaux. Ensuite les animaux auraient été remplacés par les hommes véritables : "la plus belle illustration de cette dernière forme de théâtre est sans doute le Kotèba". [6]
Le koté ou Kotèba est un spectacle composé de deux séquences : une partie dansée ou Kotemuku et une partie comprenant une ou plusieurs scénettes : kotenyakalan ou kotenyokolon par déformation.
Le koté développe des thèmes tirés des événements marquant de la société. Sa fonction est d’éduquer par le divertissement. Il condamne entre autres l’avarice, l’infidélité conjugale, la méchanceté, la vantardise, la cupidité, l’injustice, etc...
Il peut jouer un rôle de censeur dans le village. Quand deux villageois en arrivent à se brouiller, les jeunes, pour les concilier, représentent au Kotèba leur querelle, pour que tout le monde en rit, pour que les belligérants se rendent compte qu’ils se sont battus pour une futilité. Être voisin, c’est partager les joies et les peines. Mais des gens qui vivent dans une communauté fraternelle peuvent se brouiller. "Les dents et la langue sont voisines et pourtant il arrive qu’elles se fassent mal". Le Gnogolon [7] préserve ainsi la cohésion du groupe ; en libérant les tensions sociales, il établit la paix et perpétue entre les membres de la communauté le "Tlon ni yèlè".
Le Kotèba, par la satire des vices et travers de la société, fustige les mauvais comportements, défend les valeurs morales et préserve les moeurs sociales.
Sa fonction est d’imitation, imiter pour faire rire et conduire les gens à se corriger. Le Kotèba est de ce fait un puissant moyen d’éducation civique.
Le Kotèba est traditionnel par l’authenticité de sa forme, la source de ses thèmes et sa fonction sociale. C’est un théâtre populaire parce que gratuit, qu’il ne nécessite aucune formation professionnelle, parce qu’il admet tous les publics.
La naissance et l’évolution d’un théâtre de type occidental n’ont pas tué le kotèba. Il connaît même de nos jours un regain de popularité. A côté de ce théâtre populaire, existe une forme savante, contemporaine de la colonisation.
Ce théâtre est appelé par certains théâtre négro-africain moderne ou Théâtre négro-africain contemporain. Il a vu le jour à l’École étrangère et est tributaire de l’occident.
Le théâtre dans la cité moderne
A chaque société, à chaque époque d’une société, son théâtre. La civilisation africaine et rurale devient de plus en plus urbaine. Le théâtre dans la société traditionnelle était un théâtre populaire ; le théâtre dans la cité moderne, a tendance à s’élitiser. Il est aujourd’hui à la recherche de publics. Que faire pour l’amener à retrouver sa place dans le territoire ?
Le lieu scénique
L’on sait qu’entre l’expression dramatique et le lieu scénique, il existe une corrélation très étroite. Les sociologues de l’art ont montré les liens qui existent entre la scène et la réalité sociale.
La scène à l’italienne qui s’est fixée en France au XVIè siècle se définit comme l’instrument esthétique essentiel des sociétés monarchiques. Le théâtre était réservé à une classe de privilégiés. Ce type de scène s’est imposé comme une convention pour devenir le principe de toute création dramatique. C’est justement parce qu’elle était convention, qu’elle était devenue une présupposition de toute création dramatique, que la scène close s’est imposée à l’Afrique.
Le théâtre moderne né à l’école avec la scène à l’italienne s’identifie à elle : le théâtre, c’est la scène européenne.
La scène à l’italienne est ancrée dans l’imagination et dans l’esprit du créateur dramatique. Or cette scène justifie le caractère sélectif et élitiste du théâtre.
La naissance du théâtre africain confirme ce caractère sélectif de la représentation dramatique, or le théâtre Malien aspire à devenir un théâtre populaire, un théâtre au service du peuple. Comment donc toucher l’ensemble de la population en utilisant un dispositif scénique qui présuppose une sélection, un théâtre dont la seule architecture écarte le peuple au profit d’une élite ?
En outre dans les plans d’aménagement des villes, il n’est pas prévu de lieux fixes pour les représentations dramatiques. Les terrains pour foyers de jeunes et les places publiques qui servaient de lieux de représentation sont vendus et transformés en immeubles à usage d’habitation ou commercial.
L’essor du cinéma et de télévision
En tant que spectacle, le théâtre souffre de l’essor du cinéma et surtout de la télévision, mais ceux-ci ne pourront jamais le remplacer car c’est l’image de l’homme que le cinéma et la télévision livrent alors que c’est l’homme lui-même que le théâtre livre. Il n’y a donc pas lieu de les opposer systématiquement. La télévision peut même servir de support pour le rayonnement du théâtre.
La langue de théâtre
Le problème linguistique a toujours préoccupé les amateurs de théâtre. Quelle forme revêtira le langage théâtral dans un pays aussi vaste et de surcroît plurilinguistique ?
Le colonisateur a imposé sa langue en s’efforçant de détruire les langues "vernaculaires". Or le développement du théâtre dans nos langues nationales doit être encouragé si tant est que dans sa fonction de revalorisation de notre patrimoine culturel, l’utilisation d’une langue étrangère empêche au théâtre de connaître le rayonnement universel auquel il aspire. Ne serait-il pas possible, pour promouvoir l’essor du théâtre, de favoriser la création de troupes régionales qui utiliseraient les langues véhiculaires du pays ?
L’acteur et la société
Le Comédien est victime d’un discrédit social. Il ne faut pas chercher en occident les causes de cette disgrâce du comédien. L’histoire du théâtre nous apprend que déjà la réglementation romaine à l’égard du théâtre bannissait les acteurs de la vie publique comme des êtres inférieurs. L’Église catholique romaine était hostile au théâtre et l’avait combattu avant même de régner sur la société occidentale.
L’Église n’a cependant pas joué ce rôle de censeur en Afrique dans la mesure où c’est elle-même qui y a introduit le théâtre d’expression française. Ce Théâtre étoffé par l’École, servira d’instrument au service de la Mission et de la Colonisation. De cette époque à nos jours, le théâtre a été encouragé par les autorités administratives, car l’art est ici au service du pouvoir.
Cependant l’acteur ne jouit d’aucun prestige social. C’est que la société malienne a une expérience théâtrale et c’est à ce théâtre qu’elle se réfère pour apprécier le théâtre moderne. Les gens qui vont au théâtre pensent au kotèba. Le public, en regardant évoluer les acteurs, pense aux comédiens grimés du kotè, car l’acteur c’est celui qui imite donc celui qui fait rire, l’acteur c’est le bouffon, l’amuseur public. La société en arrive à assimiler le comédien au Korèduga [8] et c’est ce qui justifie son discrédit social.
La société malienne est une société fortement islamisée, or l’islam est réticent à l’égard de l’art dramatique. Il interdit la représentation de l’effigie humaine qui est image de Dieu. Le tam-tam, la danse, le spectacle en général, sont considérés comme relevant de seïtane (l’Ange du mal).
Était-il donc possible à ces jeunes, fils de musulmans et de chrétiens, d’accepter d’être qualifiés de Koréduga, surtout si l’on sait que les jugements des ethnologues n’étaient pas eux non plus favorables. L’Abbé Henry et Louis Tauxier les appellent bouffons. Dans la région bambara, Tauxier écrit : "Ils viennent amuser le public dans les villages par des facéties plus ou moins obscènes".
L’acteur du Kotèba était qualifié de Kotèduga et ce qualificatif pèse encore lourd sur le comédien moderne. Or, Dominique Zahan dans son analyse prouve que les Koréduga qui se comportent par leur habillement et leur mimique comme d’authentiques parodistes et saltimbanques, apparaissent comme l’incarnation de la sagesse, comblés par elle, de puissance et de plaisir, type même du sage nanti des caractéristiques intactes de cette connaissance qu’il poursuit.
La réhabilitation sociale de l’homme de théâtre dépend donc des responsables chargés du théâtre mais aussi des comédiens eux-mêmes. La solution n’est point dans le rejet des formes traditionnelles. Le public aime rire ; le théâtre de la dénonciation sera comique. Le théâtre utilisera tous les moyens d’expression scéniques, le langage mais aussi le chant et la danse.
C’est la réfection du langage théâtral qui permettra la réhabilitation sociale du comédien disgracié. L’acteur cessera d’être considéré comme un histrion, car il sera le maître de la parole. Il faut se dire que l’africain est très sensible à l’art de la parole. La maîtrise du verbe donne un grand prestige (tout comme en Occident la maîtrise de l’écriture).
Un vieillard sage, c’est celui qui connaît l’art de la parole, c’est la maîtrise du verbe qui fait du griot le "belen tigi". Cette maîtrise est une connaissance approfondie des sciences humaines mais elle est aussi un art de l’utilisation des différents registre de la voix, une possession des procédés poétiques traditionnels qui exerceront sur l’auditoire un charme exaltant.
L’acteur utilisera par conséquent une langue nationale qui permettra au peuple de revivifier une forme que l’apport étranger semble étouffer, ou alors s’il use du français ce sera un français africanisé, adapté du langage négro-africain. Ainsi l’acteur sera obligé de se "ressourcer" au préalable, de s’enraciner profondément, s’il est vrai que pour saisir la portée de la littérature orale il faut connaître le contexte culturel du peuple. Le théâtre, de ce fait, intégrera véritablement la dynamique sociale en devenant le miroir de la société, le reflet critique de notre époque.
Le théâtre, pour progresser et pour réhabiliter le comédien, gagnerait à quitter les salles bourgeoises pour l’élite et vivre la vie du peuple.
Conclusion
La représentation dramatique peut reprendre sa place dans le territoire.
Il faut développer la culture théâtrale pour développer la conscience collective, par la création et l’animation de troupes de la maternelle à l’Université et dans toutes les localités, s’il est vrai, pour paraphraser Goethe, que pour faire une nation, il faut commencer par créer un théâtre national.
© penserpouragir.org, 2007
[1] Une fête que les individus organisent généralement pour exprimer leur joie, soit à travers les soirées culturelles, les matchs de foot ball, etc.
[2] Dans le jargon, il est utilisé pour signifier un divertissement, être en compagnie de ses semblables pour partager un évènement
[3] c’est le contraire de nyènajè, utilisé dans le jargon pour signifier nostalgie solitude
[4] Société d’initiation chez les Bambara qui s’occupe de la circoncision et prépare le garçon à son futur rôle d’adulte
[5] Henri Labouret, ancien Gouverneur des Colonies, Professeur à l’Ecole Nationale des Langues orientales vivantes et à l’Ecole Coloniale, Gouvernement Général de l’Afrique Occidentale Française
[6] Le Kotèba est une forme de théâtre traditionnel au Mali. Il est pratiqué en pays Bambara. Chaque année après la saison des récoltes, les villageois se réunissaient pour assister à des scénettes mises en place par les jeunes du village. A travers elles, on se moquait du comportement d’habitants facteurs de dysfonctionnement ou généralement de tension ; les acteurs pouvaient tout dire mais sans jamais désigner nommement quelqu’un. Aujourd’hui le théâtre s’inspire du Kotèba.
[7] Expression synonyme du Kotèba
[8] Expression qui remonte depuis l’empire du Mandingue, il désigne une caste dont les membres ont pour but d’animer pendant les fêtes traditionnelles. Ils arrivent et font des pitreries acceptés par tous et qui font rire, et après ils demandent de l’argent et s’en vont. Le chant qui accompagne le rythme est Komodenu
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