Aleksandr Sergueïevitch Pouchkine Écrivain russe (Moscou 1799-Saint-Pétersbourg 1837).
C'est le héros de la lumière et de l'allégresse. Il a la démarche dansante, les lèvres épaisses et gourmandes, l'œil clair, ensoleillé par une flamme intérieure. Nuit et jour, il court les fêtes et le plaisir. Dans ses veines bouillonnent quelques gouttes de sang africain. Ce jeune dandy insolent de santé s'appelle Pouchkine et, d'un coup d'aile, il s'élève aux sommets de la perfection littéraire.
Rien ne le retient dans son envol, ni la cage dorée des salons, ni l'étreinte des femmes, ni la pesante protection d'un tsar. Libertin, libertaire, espiègle et frondeur, Pouchkine aime le risque et le désordre, mais les principes de son art sont austères et l'harmonie de son œuvre est acquise au prix d'une contrainte. Avec une justesse innée, Pouchkine débarrasse la langue russe de ses lourdeurs archaïques et des afféteries empruntées à l'Europe : nul clinquant, nul artifice, mais un style simple comme la plaine, qui célèbre en vers diaprés ou en prose limpide la saveur des plaisirs et la grandeur d'un peuple.
Écrivain si lumineux, si classique, si serein dans sa maturité qu'il déconcerte. Où sont les débordements chers à l'âme slave ? Traduisant la Dame de pique et autres récits, Gide s'avoue étonné par leur « non-étrangeté ». Pouchkine ne se laisse pas aisément enfermer dans le cadre convenu de la « Sainte Russie », riche de confessions et de désordres, de justes souffrants, de saintes prostituées. Et, pourtant, nul ne lui refusera le titre du plus national des écrivains russes. Le plus national, le plus universel aussi, selon Dostoïevski, parce que, doué de « compréhension universelle », Pouchkine a assimilé les leçons de l'Europe et offert en une suprême harmonie un idéal de sagesse active et de passion maîtrisée.
Sur cet être radieux planent aussi des ombres : il y a en lui une nostalgie du temps qui passe, le pressentiment d'un monde bientôt bouleversé, le malaise devant une élite coupée du peuple, enfin la conscience aiguë de l'absurdité du destin. Pour un tour de valse de trop, Lenski est tué par son ami Onéguine ; pour un méchant ragot, Pouchkine succombera aux coups d'un insipide petit officier français.
« Laid descendant des nègres »
L'apparition fulgurante de Pouchkine au zénith de la littérature russe recèle quelque chose de mystérieux. Avant lui, quelques étoiles isolées. Après lui, une pléiade de noms célèbres qui brillent d'un rare éclat. Une vie d'homme, une courte vie de trente-huit ans, a suffi à rajeunir les traditions et à ensemencer la littérature.
Ce miracle doit beaucoup à la culture européenne. Dès sa jeunesse, Pouchkine s'imprègne des littératures étrangères, et la langue française, à la mode dans la haute société, lui sert de langue maternelle. Il nomme Molière et Voltaire ses maîtres ; il traduit Anacréon, Xénophon, Horace. Puis il paye son tribut à l'Angleterre, à Byron, à Scott, à Shakespeare. C'est d'ailleurs tout à fait conscient de ses dons d'assimilation qu'il emprunte les thèmes littéraires de la vieille Europe afin de les rajeunir : du vin neuf dans de vieilles outres.
Cette extraordinaire disponibilité s'explique peut-être par ses origines familiales et par son éducation. Par sa mère, Pouchkine descend d'Hannibal, « le nègre de Pierre le Grand », Éthiopien nommé général de l'armée russe. Par son père, il appartient à une famille de vieille lignée, appauvrie. Son enfance se déroule dans une cocasse atmosphère de tradition, d'exotisme et de galanterie française, entre une maison de campagne vermoulue, Mikhaïloskoïe, et un hôtel délabré à Moscou. Son père, criblé de dettes, amateur de belles-lettres et de belles femmes, court de réception en réception. Sa mère, surnommée « la Créole », irascible, excentrique, terrorise la maisonnée par ses colères et ses écarts de langage. Dénué de sens pratique, le couple se désintéresse de l'éducation de ses trois enfants (Aleksandr a un frère et une sœur), pour ne penser qu'aux toilettes et aux moyens d'échapper aux créanciers.
Plante sauvage, Pouchkine s'élève librement, confié aux soins d'une nourrice dévouée, qui lui raconte des histoires en russe. Taciturne, paresseux, violent, il reste des heures dans la bibliothèque paternelle, dans l'intimité des classiques français et des poètes licencieux. Ces lectures échauffent son sang ardent : elles lui inspireront les poèmes érotiques les plus osés, peut-être, de la littérature russe. Ainsi, d'ailleurs, l'adolescent se décrit-il : « Étourdi, toujours oisif / Laid descendant des nègres / Élevé dans une simplicité sauvage / Ignorant des souffrances de l'amour / Je plais à la jeune beauté par la fureur impudique du désir ! ».
Le sensuel Parny, Chénier, Voltaire, tels sont ses premiers maîtres. Voltaire surtout : chez lui, Pouchkine puise l'ironie, le libertinage, le goût de la satire, la limpidité du style, enfin un authentique amour de l'humanité. Comme Voltaire, il finira dans la peau d'un historien. En pleine époque romantique, il restera toujours, en profondeur, un homme du xviiie s.
« J'ai survécu à mes désirs. »
De Pouchkine adolescent, il y a peu à dire, sinon qu'il se montre également précoce dans les jeux de l'amour et dans les jeux littéraires. Si ses professeurs du lycée de Tsarskoïe Selo le jugent seulement « brillant et superficiel », déjà de grands maîtres, Derjavine, Joukovski, Karamzine, admirent la fluidité de ses vers, son aisance technique, la sûreté de sa touche. D'émotion, nulle trace dans ces poèmes de potache : Pouchkine préfère la grivoiserie, l'ironie ou les élans sensuels aux sentiments !
En 1817, il entre au département des Affaires étrangères, à Saint-Pétersbourg. Sinécure, ou presque : il passe ses journées à discuter de politique et ses nuits dans les bals, les cabarets ou les tripots, à l'affût de quelque bonne fortune. La haute société, qui n'aime ni les insolences, ni les blasons dédorés, lui réserve un accueil plutôt froid.
Malgré cette existence désordonnée, Pouchkine trouve le temps d'écrire les trois mille vers d'une épopée mi-tendre, mi-burlesque, Rouslan et Lioudmila (1820), et il trousse quelques épigrammes acérés contre le régime. Sa notoriété de poète croît sans cesse, en même temps que sa réputation de mauvais garçon. Innocentes bravades dues à un tempérament trop exubérant ! Mais, autour du poète, quelques intellectuels conspirent pour de bon, et voici Pouchkine suspect aux autorités pour avoir écrit des épigrammes révolutionnaires. L'intervention de quelques amis puissants lui permet d'échapper à la Sibérie ; on l'envoie simplement dans le midi de la Russie « parfaire son apprentissage de fonctionnaire ».
Ce repos forcé a de salutaires effets, tant pour sa santé morale que pour sa santé physique. Et, à plusieurs reprises, dans la courte vie du poète, ces temps d'exil apparaîtront comme des haltes fécondes pour son évolution spirituelle. En Crimée et au Caucase ensuite, Pouchkine se fait de nouveaux amis (les Raïevski) ; il enrichit sa culture en lisant Scott et Byron, mûrit son expérience et écrit deux récits, Kavkazski plennik (le Prisonnier du Caucase, 1822) et Bakhtchissaraïski Fontan (La Fontaine de Bakhtchissaraï, publiée en 1824).
En 1824, on l'estime coupable d'avoir prôné l'athéisme et, plus officieusement, d'avoir séduit la femme du gouverneur général d'Odessa ; le tsar lui assigne résidence dans sa vieille propriété familiale de Mikhaïlovskoïe. Là Pouchkine s'ennuie à mourir, courtise quelques voisines rougissantes, joue au billard. Mais, loin de la frénésie des villes, il découvre les bienfaits de la terre natale et travaille à ses deux chefs-d'œuvre, Boris Godounov et Eugène Onéguine.
Cette fois encore, cette disgrâce miraculeuse le protège contre les folies de sa jeunesse, puisqu'elle lui évite d'être compromis avec d'anciens compagnons dans le complot des décembristes (1825) ; de ces amis d'autrefois, peu seront épargnés ; ils finiront leur vie au bagne ou à l'échafaud : ainsi s'envolent les dernières illusions révolutionnaires.
Les plus importants thèmes pouchkiniens sont déjà inscrits dans ces premières œuvres, thème du héros désabusé, dont la société a brisé le ressort vital, et thème de l'amour impossible : « J'ai survécu à mes désirs / J'ai cessé d'aimer tous mes rêves. » En véritable Childe Harold, Pouchkine se fait l'interprète du nouveau mal du siècle ; mais l'influence de Byron ne joue que superficiellement : moins romantique, plus réaliste, Pouchkine s'attache à la précision du récit et au tableau de mœurs ; du poème au roman, en passant par le théâtre, sa manière consiste à raconter, comme un chroniqueur, sans apparaître personnellement, une histoire dont l'action avance pas à pas jusqu'à son dénouement.
Eugène Onéguine
Avec le merveilleux coup d'archet d'Ievgueni Oneguine (Eugène Onéguine), Pouchkine donne le ton à tout une génération d'écrivains russes. Ce roman en vers, grave, tendre et moqueur, composé de chants comme les épopées homériques, écrit entre 1823 et 1831, publié de 1825 à 1832, inspirera longtemps ces dandys las de vivre dès le berceau, ces « hommes de trop » dont l'esprit ne sait plus sourire ni le cœur tressaillir.
Pouchkine est-il Eugène Onéguine ? Il lui ressemble par l'éducation, les goûts, la dissipation. Les confidences se mêlent au récit, mais aussi les railleries et les dérobades, de sorte que le roman, si subjectif soit-il, n'est plus qu'un miroir déformé où Pouchkine observe avec un serein détachement un être, son frère, qui se gaspille et tente trop tard de se reprendre.
Commencé dans l'exubérance de la jeunesse, le livre s'achève sur un ton de tristesse voilée, comme s'il épousait le rythme de la vie. Œuvre admirable par sa discrétion, dans laquelle l'art de l'atmosphère se substitue aux analyses psychologiques et où le réalisme suggère plus qu'il n'impose. La poésie ne tient ni au sujet, ni aux métamorphoses du langage, mais simplement à la « vérité » des sentiments. Tout le génie de l'écrivain consiste à « nommer » les objets, de sorte que l'âme les ressente d'un coup dans leur saisissante réalité. C'est ce « réalisme poétique » qui caractérisera une certaine tendance du roman russe au xixe s.
Inspiration nationale et collective
« Quittons-nous amis, ô ma folle jeunesse ! » Les années 1825-1830 marquent un tournant décisif pour l'évolution du poète. Le nouveau tsar, Nicolas Ier, offre à Pouchkine sa protection. Fêté, adulé, celui-ci retourne à Moscou, mais il ne tarde pas à comprendre qu'en fait de liberté il est en liberté surveillée. Ses moindres gestes et écrits sont contrôlés, et la miséricorde se paie cher. La vie mondaine a perdu toute saveur.
Les œuvres de ces années capitales expriment l'amertume d'une âme généreuse, constamment brimée par des « fiers-à-bras et des imbéciles illustres ». Peu à peu, la méditation glacée remplace la « rime joueuse », et le style devient plus grave, plus âpre. Tsygany (les Tziganes, 1824, publiées en 1827) et Poltava (1829) sont l'œuvre d'un homme désenchanté, qui connaît le prix de la souffrance. Pouchkine rompt avec un certain lyrisme personnel et, par une sorte d'ascèse intérieure, il aborde une poésie d'inspiration nationale et collective, préférant l'objectivité à ses élans intimes, l'histoire à son histoire. Une documentation minutieuse lui fournit le cadre de la bataille de Poltava ; les figures du vieux Mazeppa et du tsar sont dépeintes comme des caractères hors série, qui peuvent transformer le cours de l'histoire. C'est à cette même conjonction entre un destin exceptionnel et les forces vives d'un peuple que Pouchkine s'attachera dans la tragédie de Boris Godounov(1824-1825, publiée en 1831).
L'écrivain, d'ailleurs, ne s'intéresse pas seulement aux « héros ». Il ressent aussi d'une manière profonde la pauvreté, l'échec ou les petits bonheurs des humbles. L'épopée historique de Poltava se double d'une histoire d'amour, et les thèmes entrelacés grincent parfois de façon discordante. Comment concilier la justice implacable et la pitié pour les humiliés et les offensés, le droit au bonheur des individus et les intérêts de la collectivité ? Dans l'admirable Cavalier de bronze, Pouchkine illustrera de nouveau cet irréductible conflit entre les malheurs d'un pauvre fonctionnaire et l'histoire héroïque de Pierre le Grand.
De ces contradictions, le poète lui-même est un vivant exemple : son élan vers le bonheur, sa liberté créatrice se brisent sans cesse sur l'écueil de la mesquinerie, qui prend le nom de la raison d'État. Enthousiasme et renoncement, avidité des sens et ascèse artistique, passion et scepticisme, Pouchkine oscille toujours entre ces pôles opposés.
À trente ans, il sent d'ailleurs qu'il est temps de mettre de l'ordre dans sa vie et que « le bonheur est dans les voies communes ». Il demande la main de Natalia Nikolaïevna Gontcharova, la plus jolie fille de tout Moscou : elle est âgée de seize ans ; l'ovale de son visage est parfait, et ses yeux sont bridés, mais elle est légère, ignorante et impressionnable. Natalia commence par éconduire son prétendant, puis, flattée, accepte le projet. Le mariage a lieu à Moscou le 18 février 1831.
Le duel tragique
On ne parle au nouveau foyer que robes, bals, carrosses. Une vague de mondanités emporte le jeune couple. Natalia éblouit tous ceux qu'elle rencontre jusqu'au tsar lui-même, qui, pour mieux profiter de sa compagnie, nomme le mari gentilhomme de la Cour. Le prince des poètes est devenu l'époux d'une reine de beauté, coquette et courtisée, qu'il suit à contrecœur de gala en gala, barbotant dans l'ennui, jaloux, submergé par la cohue et l'incohérent verbiage des salons.
Pouchkine ne parvient à travailler que dans la solitude. À deux reprises, il se réfugie dans une propriété de famille à Boldino, où il compose quelques-unes de ses plus belles œuvres (automne 1830 et automne 1833) :Povesti pokoïnogo Ivana Petrovitcha Belkina (Récits de Belkine, 1831), Mednyï vsadnik (le Cavalier de bronze, 1833), Pikovaïa Dama (la Dame de pique, 1834), Istoria bounta Pougatcheva (Histoire de la révolte de Pougatchev, 1834), Skazka o zolotom petouchke (Conte du coq d'or, 1834), Kapitanskaïa dotchka (la Fille du capitaine, 1836).
Durement acquise au prix de la souffrance et de la contrainte, la sérénité règne sur ces écrits de la maturité. Une harmonie nouvelle naît, austère et pure, qui prolonge, en l'intériorisant, la joie de sa jeunesse. Pouchkine tend vers le dépouillement ; ses récits en prose comportent une rare économie de moyens : « En comparaison avec la Fille du capitaine, dira Gogol, nos romans et nos nouvelles ne sont que confiture trop sucrée ! » Quant aux petites tragédies, tranches de vie humaine sur de grands thèmes universels, l'avare et don Juan par exemple (Skoupoï rytsar [le Chevalier avare, 1836], et Kamennyï gost [le Convive de pierre, 1840]), elles mériteraient le titre d'« extraits dramatiques » plutôt que celui de « drames », en raison de leur densité.
À la demande du tsar, Pouchkine travaille à une histoire de Pierre le Grand. Mais la vie à la Cour lui semble de plus en plus insupportable. D'ailleurs, ses manières hautaines et son insolence lui valent l'hostilité déclarée de courtisans oisifs et envieux. Une cabale animée par l'ambassadeur de Hollande Heeckeren est montée contre lui. Des lettres anonymes prétendent que la frivole Natalia accorde ses faveurs à un jeune Français, Georges d'Anthès, fils adoptif du baron Heeckeren. Ulcéré, furieux, le poète écrit alors une lettre d'injures à l'ambassadeur si insultante qu'elle demande une réparation par les armes. D'Anthès accepte de se battre en duel.
Et le 27 janvier 1837, non loin de Saint-Pétersbourg, dans une clairière enneigée, les deux adversaires, transis de froid, déchargent leur pistolet : le poète s'effondre, mortellement blessé. Il rendra l'âme le lendemain après une affreuse agonie.
« Cette langue de diamant »
« Traduire cette langue de diamant est une gageure à rendre fou de désespoir », écrivait Eugène Melchior de Vogüé. Pouchkine a reçu de ses aînés une langue chaotique et défigurée par les emprunts étrangers. Il lui donne l'élégance, la précision, la pureté, sans rien lui ôter de sa fraîcheur. Une phrase de Pouchkine traduite perd sa saveur pour le lecteur étranger, tant la nuance est subtile.
La difficulté ne tient d'ailleurs ni aux formes idiomatiques, ni aux acrobaties de la syntaxe, ni à cette « alchimie du verbe », chère aux poètes. Au contraire, l'expression se veut simple, directe, banale, si banale même qu'elle glisse vers le lieu commun : « Dire simplement des choses simples », réclame Pouchkine. À quoi Claudel fera écho : « Les mots que j'emploie, ce sont les mots de tous les jours, et ce ne sont pas les mêmes. » Comme les mots, les thèmes appartiennent aux lieux communs du lyrisme universel.
L'originalité de Pouchkine, la perfection de sa langue proviennent d'un étonnant mélange de mesure, de rythme, d'expressivité, d'harmonie entre le mot et la pensée. Peu de métaphores, car, au fond, rien n'est plus poétique que la réalité, saisie abruptement, sans artifice. Clairvoyant, serein, l'auteur s'efface devant la vérité de l'objet : « L'amour a passé, la muse est venue, l'esprit obscurci s'est rasséréné. Libre de nouveau, je cherche les liens des sons magiques, des sens et des pensées » (Eugène Onéguine).
L'art de Pouchkine est un art visuel et mélodieux, sans pour autant relever de la musique. La coupe du vers, le jeu des allitérations, la subtile symétrie des sonorités donnent au poème un rythme fluide et doux, de plus en plus dense et tendu, au fur et à mesure de l'évolution de l'écrivain, et dépourvu de tout effet oratoire. Pendant près de cent ans, le vers de Pouchkine, l'octosyllabe, sera le grand vers classique des poètes russes.
L'art de Pouchkine est un art visuel par la netteté des descriptions et de la beauté plastique des expressions. En quelques traits, l'écrivain inscrit un personnage dans un décor, embrasse un ensemble, suggère une atmosphère. Ses tableaux font penser à la peinture flamande, précise et réaliste, et le cauchemar de Tatiana évoque irrésistiblement, avec ses animaux bizarres, mi-grues, mi-chats, dotés de cornes et de barbes de bouc, les sabbats nocturnes de Jérôme Bosch. Un ciel d'automne traversé d'orages, un sorbier frileux, une route neigeuse où glissent les troïkas, une veillée au coin de l'âtre, ces scènes familières rappellent la poésie de Bruegel.
Nourrie de l'humanisme occidental et pourtant profondément russe, l'œuvre de Pouchkine donne une leçon de sérénité. Elle est lumière, équilibre, harmonie, « joie par-delà la souffrance » ; elle dépasse prophétiquement cette « conscience nocturne » qui, avec Gogol et Dostoïevski, jettera la littérature russe dans les abîmes de la souffrance et du nihilisme. Pouchkine, dira M. A. Boulgakov, est « une manifestation merveilleuse de la Russie, en quelque sorte son apothéose ».
C'est le héros de la lumière et de l'allégresse. Il a la démarche dansante, les lèvres épaisses et gourmandes, l'œil clair, ensoleillé par une flamme intérieure. Nuit et jour, il court les fêtes et le plaisir. Dans ses veines bouillonnent quelques gouttes de sang africain. Ce jeune dandy insolent de santé s'appelle Pouchkine et, d'un coup d'aile, il s'élève aux sommets de la perfection littéraire.
Rien ne le retient dans son envol, ni la cage dorée des salons, ni l'étreinte des femmes, ni la pesante protection d'un tsar. Libertin, libertaire, espiègle et frondeur, Pouchkine aime le risque et le désordre, mais les principes de son art sont austères et l'harmonie de son œuvre est acquise au prix d'une contrainte. Avec une justesse innée, Pouchkine débarrasse la langue russe de ses lourdeurs archaïques et des afféteries empruntées à l'Europe : nul clinquant, nul artifice, mais un style simple comme la plaine, qui célèbre en vers diaprés ou en prose limpide la saveur des plaisirs et la grandeur d'un peuple.
Écrivain si lumineux, si classique, si serein dans sa maturité qu'il déconcerte. Où sont les débordements chers à l'âme slave ? Traduisant la Dame de pique et autres récits, Gide s'avoue étonné par leur « non-étrangeté ». Pouchkine ne se laisse pas aisément enfermer dans le cadre convenu de la « Sainte Russie », riche de confessions et de désordres, de justes souffrants, de saintes prostituées. Et, pourtant, nul ne lui refusera le titre du plus national des écrivains russes. Le plus national, le plus universel aussi, selon Dostoïevski, parce que, doué de « compréhension universelle », Pouchkine a assimilé les leçons de l'Europe et offert en une suprême harmonie un idéal de sagesse active et de passion maîtrisée.
Sur cet être radieux planent aussi des ombres : il y a en lui une nostalgie du temps qui passe, le pressentiment d'un monde bientôt bouleversé, le malaise devant une élite coupée du peuple, enfin la conscience aiguë de l'absurdité du destin. Pour un tour de valse de trop, Lenski est tué par son ami Onéguine ; pour un méchant ragot, Pouchkine succombera aux coups d'un insipide petit officier français.
« Laid descendant des nègres »
L'apparition fulgurante de Pouchkine au zénith de la littérature russe recèle quelque chose de mystérieux. Avant lui, quelques étoiles isolées. Après lui, une pléiade de noms célèbres qui brillent d'un rare éclat. Une vie d'homme, une courte vie de trente-huit ans, a suffi à rajeunir les traditions et à ensemencer la littérature.
Ce miracle doit beaucoup à la culture européenne. Dès sa jeunesse, Pouchkine s'imprègne des littératures étrangères, et la langue française, à la mode dans la haute société, lui sert de langue maternelle. Il nomme Molière et Voltaire ses maîtres ; il traduit Anacréon, Xénophon, Horace. Puis il paye son tribut à l'Angleterre, à Byron, à Scott, à Shakespeare. C'est d'ailleurs tout à fait conscient de ses dons d'assimilation qu'il emprunte les thèmes littéraires de la vieille Europe afin de les rajeunir : du vin neuf dans de vieilles outres.
Cette extraordinaire disponibilité s'explique peut-être par ses origines familiales et par son éducation. Par sa mère, Pouchkine descend d'Hannibal, « le nègre de Pierre le Grand », Éthiopien nommé général de l'armée russe. Par son père, il appartient à une famille de vieille lignée, appauvrie. Son enfance se déroule dans une cocasse atmosphère de tradition, d'exotisme et de galanterie française, entre une maison de campagne vermoulue, Mikhaïloskoïe, et un hôtel délabré à Moscou. Son père, criblé de dettes, amateur de belles-lettres et de belles femmes, court de réception en réception. Sa mère, surnommée « la Créole », irascible, excentrique, terrorise la maisonnée par ses colères et ses écarts de langage. Dénué de sens pratique, le couple se désintéresse de l'éducation de ses trois enfants (Aleksandr a un frère et une sœur), pour ne penser qu'aux toilettes et aux moyens d'échapper aux créanciers.
Plante sauvage, Pouchkine s'élève librement, confié aux soins d'une nourrice dévouée, qui lui raconte des histoires en russe. Taciturne, paresseux, violent, il reste des heures dans la bibliothèque paternelle, dans l'intimité des classiques français et des poètes licencieux. Ces lectures échauffent son sang ardent : elles lui inspireront les poèmes érotiques les plus osés, peut-être, de la littérature russe. Ainsi, d'ailleurs, l'adolescent se décrit-il : « Étourdi, toujours oisif / Laid descendant des nègres / Élevé dans une simplicité sauvage / Ignorant des souffrances de l'amour / Je plais à la jeune beauté par la fureur impudique du désir ! ».
Le sensuel Parny, Chénier, Voltaire, tels sont ses premiers maîtres. Voltaire surtout : chez lui, Pouchkine puise l'ironie, le libertinage, le goût de la satire, la limpidité du style, enfin un authentique amour de l'humanité. Comme Voltaire, il finira dans la peau d'un historien. En pleine époque romantique, il restera toujours, en profondeur, un homme du xviiie s.
« J'ai survécu à mes désirs. »
De Pouchkine adolescent, il y a peu à dire, sinon qu'il se montre également précoce dans les jeux de l'amour et dans les jeux littéraires. Si ses professeurs du lycée de Tsarskoïe Selo le jugent seulement « brillant et superficiel », déjà de grands maîtres, Derjavine, Joukovski, Karamzine, admirent la fluidité de ses vers, son aisance technique, la sûreté de sa touche. D'émotion, nulle trace dans ces poèmes de potache : Pouchkine préfère la grivoiserie, l'ironie ou les élans sensuels aux sentiments !
En 1817, il entre au département des Affaires étrangères, à Saint-Pétersbourg. Sinécure, ou presque : il passe ses journées à discuter de politique et ses nuits dans les bals, les cabarets ou les tripots, à l'affût de quelque bonne fortune. La haute société, qui n'aime ni les insolences, ni les blasons dédorés, lui réserve un accueil plutôt froid.
Malgré cette existence désordonnée, Pouchkine trouve le temps d'écrire les trois mille vers d'une épopée mi-tendre, mi-burlesque, Rouslan et Lioudmila (1820), et il trousse quelques épigrammes acérés contre le régime. Sa notoriété de poète croît sans cesse, en même temps que sa réputation de mauvais garçon. Innocentes bravades dues à un tempérament trop exubérant ! Mais, autour du poète, quelques intellectuels conspirent pour de bon, et voici Pouchkine suspect aux autorités pour avoir écrit des épigrammes révolutionnaires. L'intervention de quelques amis puissants lui permet d'échapper à la Sibérie ; on l'envoie simplement dans le midi de la Russie « parfaire son apprentissage de fonctionnaire ».
Ce repos forcé a de salutaires effets, tant pour sa santé morale que pour sa santé physique. Et, à plusieurs reprises, dans la courte vie du poète, ces temps d'exil apparaîtront comme des haltes fécondes pour son évolution spirituelle. En Crimée et au Caucase ensuite, Pouchkine se fait de nouveaux amis (les Raïevski) ; il enrichit sa culture en lisant Scott et Byron, mûrit son expérience et écrit deux récits, Kavkazski plennik (le Prisonnier du Caucase, 1822) et Bakhtchissaraïski Fontan (La Fontaine de Bakhtchissaraï, publiée en 1824).
En 1824, on l'estime coupable d'avoir prôné l'athéisme et, plus officieusement, d'avoir séduit la femme du gouverneur général d'Odessa ; le tsar lui assigne résidence dans sa vieille propriété familiale de Mikhaïlovskoïe. Là Pouchkine s'ennuie à mourir, courtise quelques voisines rougissantes, joue au billard. Mais, loin de la frénésie des villes, il découvre les bienfaits de la terre natale et travaille à ses deux chefs-d'œuvre, Boris Godounov et Eugène Onéguine.
Cette fois encore, cette disgrâce miraculeuse le protège contre les folies de sa jeunesse, puisqu'elle lui évite d'être compromis avec d'anciens compagnons dans le complot des décembristes (1825) ; de ces amis d'autrefois, peu seront épargnés ; ils finiront leur vie au bagne ou à l'échafaud : ainsi s'envolent les dernières illusions révolutionnaires.
Les plus importants thèmes pouchkiniens sont déjà inscrits dans ces premières œuvres, thème du héros désabusé, dont la société a brisé le ressort vital, et thème de l'amour impossible : « J'ai survécu à mes désirs / J'ai cessé d'aimer tous mes rêves. » En véritable Childe Harold, Pouchkine se fait l'interprète du nouveau mal du siècle ; mais l'influence de Byron ne joue que superficiellement : moins romantique, plus réaliste, Pouchkine s'attache à la précision du récit et au tableau de mœurs ; du poème au roman, en passant par le théâtre, sa manière consiste à raconter, comme un chroniqueur, sans apparaître personnellement, une histoire dont l'action avance pas à pas jusqu'à son dénouement.
Eugène Onéguine
Avec le merveilleux coup d'archet d'Ievgueni Oneguine (Eugène Onéguine), Pouchkine donne le ton à tout une génération d'écrivains russes. Ce roman en vers, grave, tendre et moqueur, composé de chants comme les épopées homériques, écrit entre 1823 et 1831, publié de 1825 à 1832, inspirera longtemps ces dandys las de vivre dès le berceau, ces « hommes de trop » dont l'esprit ne sait plus sourire ni le cœur tressaillir.
Pouchkine est-il Eugène Onéguine ? Il lui ressemble par l'éducation, les goûts, la dissipation. Les confidences se mêlent au récit, mais aussi les railleries et les dérobades, de sorte que le roman, si subjectif soit-il, n'est plus qu'un miroir déformé où Pouchkine observe avec un serein détachement un être, son frère, qui se gaspille et tente trop tard de se reprendre.
Commencé dans l'exubérance de la jeunesse, le livre s'achève sur un ton de tristesse voilée, comme s'il épousait le rythme de la vie. Œuvre admirable par sa discrétion, dans laquelle l'art de l'atmosphère se substitue aux analyses psychologiques et où le réalisme suggère plus qu'il n'impose. La poésie ne tient ni au sujet, ni aux métamorphoses du langage, mais simplement à la « vérité » des sentiments. Tout le génie de l'écrivain consiste à « nommer » les objets, de sorte que l'âme les ressente d'un coup dans leur saisissante réalité. C'est ce « réalisme poétique » qui caractérisera une certaine tendance du roman russe au xixe s.
Inspiration nationale et collective
« Quittons-nous amis, ô ma folle jeunesse ! » Les années 1825-1830 marquent un tournant décisif pour l'évolution du poète. Le nouveau tsar, Nicolas Ier, offre à Pouchkine sa protection. Fêté, adulé, celui-ci retourne à Moscou, mais il ne tarde pas à comprendre qu'en fait de liberté il est en liberté surveillée. Ses moindres gestes et écrits sont contrôlés, et la miséricorde se paie cher. La vie mondaine a perdu toute saveur.
Les œuvres de ces années capitales expriment l'amertume d'une âme généreuse, constamment brimée par des « fiers-à-bras et des imbéciles illustres ». Peu à peu, la méditation glacée remplace la « rime joueuse », et le style devient plus grave, plus âpre. Tsygany (les Tziganes, 1824, publiées en 1827) et Poltava (1829) sont l'œuvre d'un homme désenchanté, qui connaît le prix de la souffrance. Pouchkine rompt avec un certain lyrisme personnel et, par une sorte d'ascèse intérieure, il aborde une poésie d'inspiration nationale et collective, préférant l'objectivité à ses élans intimes, l'histoire à son histoire. Une documentation minutieuse lui fournit le cadre de la bataille de Poltava ; les figures du vieux Mazeppa et du tsar sont dépeintes comme des caractères hors série, qui peuvent transformer le cours de l'histoire. C'est à cette même conjonction entre un destin exceptionnel et les forces vives d'un peuple que Pouchkine s'attachera dans la tragédie de Boris Godounov(1824-1825, publiée en 1831).
L'écrivain, d'ailleurs, ne s'intéresse pas seulement aux « héros ». Il ressent aussi d'une manière profonde la pauvreté, l'échec ou les petits bonheurs des humbles. L'épopée historique de Poltava se double d'une histoire d'amour, et les thèmes entrelacés grincent parfois de façon discordante. Comment concilier la justice implacable et la pitié pour les humiliés et les offensés, le droit au bonheur des individus et les intérêts de la collectivité ? Dans l'admirable Cavalier de bronze, Pouchkine illustrera de nouveau cet irréductible conflit entre les malheurs d'un pauvre fonctionnaire et l'histoire héroïque de Pierre le Grand.
De ces contradictions, le poète lui-même est un vivant exemple : son élan vers le bonheur, sa liberté créatrice se brisent sans cesse sur l'écueil de la mesquinerie, qui prend le nom de la raison d'État. Enthousiasme et renoncement, avidité des sens et ascèse artistique, passion et scepticisme, Pouchkine oscille toujours entre ces pôles opposés.
À trente ans, il sent d'ailleurs qu'il est temps de mettre de l'ordre dans sa vie et que « le bonheur est dans les voies communes ». Il demande la main de Natalia Nikolaïevna Gontcharova, la plus jolie fille de tout Moscou : elle est âgée de seize ans ; l'ovale de son visage est parfait, et ses yeux sont bridés, mais elle est légère, ignorante et impressionnable. Natalia commence par éconduire son prétendant, puis, flattée, accepte le projet. Le mariage a lieu à Moscou le 18 février 1831.
Le duel tragique
On ne parle au nouveau foyer que robes, bals, carrosses. Une vague de mondanités emporte le jeune couple. Natalia éblouit tous ceux qu'elle rencontre jusqu'au tsar lui-même, qui, pour mieux profiter de sa compagnie, nomme le mari gentilhomme de la Cour. Le prince des poètes est devenu l'époux d'une reine de beauté, coquette et courtisée, qu'il suit à contrecœur de gala en gala, barbotant dans l'ennui, jaloux, submergé par la cohue et l'incohérent verbiage des salons.
Pouchkine ne parvient à travailler que dans la solitude. À deux reprises, il se réfugie dans une propriété de famille à Boldino, où il compose quelques-unes de ses plus belles œuvres (automne 1830 et automne 1833) :Povesti pokoïnogo Ivana Petrovitcha Belkina (Récits de Belkine, 1831), Mednyï vsadnik (le Cavalier de bronze, 1833), Pikovaïa Dama (la Dame de pique, 1834), Istoria bounta Pougatcheva (Histoire de la révolte de Pougatchev, 1834), Skazka o zolotom petouchke (Conte du coq d'or, 1834), Kapitanskaïa dotchka (la Fille du capitaine, 1836).
Durement acquise au prix de la souffrance et de la contrainte, la sérénité règne sur ces écrits de la maturité. Une harmonie nouvelle naît, austère et pure, qui prolonge, en l'intériorisant, la joie de sa jeunesse. Pouchkine tend vers le dépouillement ; ses récits en prose comportent une rare économie de moyens : « En comparaison avec la Fille du capitaine, dira Gogol, nos romans et nos nouvelles ne sont que confiture trop sucrée ! » Quant aux petites tragédies, tranches de vie humaine sur de grands thèmes universels, l'avare et don Juan par exemple (Skoupoï rytsar [le Chevalier avare, 1836], et Kamennyï gost [le Convive de pierre, 1840]), elles mériteraient le titre d'« extraits dramatiques » plutôt que celui de « drames », en raison de leur densité.
À la demande du tsar, Pouchkine travaille à une histoire de Pierre le Grand. Mais la vie à la Cour lui semble de plus en plus insupportable. D'ailleurs, ses manières hautaines et son insolence lui valent l'hostilité déclarée de courtisans oisifs et envieux. Une cabale animée par l'ambassadeur de Hollande Heeckeren est montée contre lui. Des lettres anonymes prétendent que la frivole Natalia accorde ses faveurs à un jeune Français, Georges d'Anthès, fils adoptif du baron Heeckeren. Ulcéré, furieux, le poète écrit alors une lettre d'injures à l'ambassadeur si insultante qu'elle demande une réparation par les armes. D'Anthès accepte de se battre en duel.
Et le 27 janvier 1837, non loin de Saint-Pétersbourg, dans une clairière enneigée, les deux adversaires, transis de froid, déchargent leur pistolet : le poète s'effondre, mortellement blessé. Il rendra l'âme le lendemain après une affreuse agonie.
« Cette langue de diamant »
« Traduire cette langue de diamant est une gageure à rendre fou de désespoir », écrivait Eugène Melchior de Vogüé. Pouchkine a reçu de ses aînés une langue chaotique et défigurée par les emprunts étrangers. Il lui donne l'élégance, la précision, la pureté, sans rien lui ôter de sa fraîcheur. Une phrase de Pouchkine traduite perd sa saveur pour le lecteur étranger, tant la nuance est subtile.
La difficulté ne tient d'ailleurs ni aux formes idiomatiques, ni aux acrobaties de la syntaxe, ni à cette « alchimie du verbe », chère aux poètes. Au contraire, l'expression se veut simple, directe, banale, si banale même qu'elle glisse vers le lieu commun : « Dire simplement des choses simples », réclame Pouchkine. À quoi Claudel fera écho : « Les mots que j'emploie, ce sont les mots de tous les jours, et ce ne sont pas les mêmes. » Comme les mots, les thèmes appartiennent aux lieux communs du lyrisme universel.
L'originalité de Pouchkine, la perfection de sa langue proviennent d'un étonnant mélange de mesure, de rythme, d'expressivité, d'harmonie entre le mot et la pensée. Peu de métaphores, car, au fond, rien n'est plus poétique que la réalité, saisie abruptement, sans artifice. Clairvoyant, serein, l'auteur s'efface devant la vérité de l'objet : « L'amour a passé, la muse est venue, l'esprit obscurci s'est rasséréné. Libre de nouveau, je cherche les liens des sons magiques, des sens et des pensées » (Eugène Onéguine).
L'art de Pouchkine est un art visuel et mélodieux, sans pour autant relever de la musique. La coupe du vers, le jeu des allitérations, la subtile symétrie des sonorités donnent au poème un rythme fluide et doux, de plus en plus dense et tendu, au fur et à mesure de l'évolution de l'écrivain, et dépourvu de tout effet oratoire. Pendant près de cent ans, le vers de Pouchkine, l'octosyllabe, sera le grand vers classique des poètes russes.
L'art de Pouchkine est un art visuel par la netteté des descriptions et de la beauté plastique des expressions. En quelques traits, l'écrivain inscrit un personnage dans un décor, embrasse un ensemble, suggère une atmosphère. Ses tableaux font penser à la peinture flamande, précise et réaliste, et le cauchemar de Tatiana évoque irrésistiblement, avec ses animaux bizarres, mi-grues, mi-chats, dotés de cornes et de barbes de bouc, les sabbats nocturnes de Jérôme Bosch. Un ciel d'automne traversé d'orages, un sorbier frileux, une route neigeuse où glissent les troïkas, une veillée au coin de l'âtre, ces scènes familières rappellent la poésie de Bruegel.
Nourrie de l'humanisme occidental et pourtant profondément russe, l'œuvre de Pouchkine donne une leçon de sérénité. Elle est lumière, équilibre, harmonie, « joie par-delà la souffrance » ; elle dépasse prophétiquement cette « conscience nocturne » qui, avec Gogol et Dostoïevski, jettera la littérature russe dans les abîmes de la souffrance et du nihilisme. Pouchkine, dira M. A. Boulgakov, est « une manifestation merveilleuse de la Russie, en quelque sorte son apothéose ».
source: http://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Pouchkine/139402
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