RENCONTRE AVEC TANELLA BONI, écrivaine et philosophe
Ecrivaine, enseignante et philosophe, Suzanne Tanella Boni est une grande figure du monde universitaire et littéraire de l’Afrique. Elle a bien voulu « philosopher » sur quelques questions avec nous. Un précieux moment de cogitation. Entretien.
Quel rôle peut jouer la philosophie sur un continent en proie à la guerre et à la faim?
Elle ne peut que jouer son propre rôle: penser. De ce point de vue, la philosophie n'est pas une pure vue de l'esprit. Je préfère parler de "philosophes", c'est -à -dire de femmes et d’hommes qui ont pour tâche, comme tous les philosophes du monde, de penser leur temps, de se situer dans l'histoire d'une humanité. Mon livre, La diversité du monde... recueil d'essais, paru en 2010, est un regard sur le monde actuel. D'autres essais suivront sur la vie quotidienne et le monde tel qu'il se porte. En 2009, j'ai coordonné, avec Odile Cazenave, un numéro spécial de la revue Cultures Sud sur "L'engagement au féminin». Dans ce numéro, je parlais aussi de l'engagement philosophique au féminin sur le continent africain. J’ai également coordonné, en 2010, un dossier de la revue Africultures (n° 82, 2010) qui a pour titre "Penser l'Afrique: des objets de pensée aux sujets pensants». Quelques philosophes d'Afrique y prennent la parole aux côtés de tenants d'autres disciplines. Nous existons. Nous pensons. Qui nous voit, nous lit, nous écoute? Mais nous sommes là !
La philosophie, par son questionnement ne s'oppose-t-elle pas à la sagesse africaine?
Elle pourrait prendre appui sur ce qu'on appelle "sagesse" et interroger celle-ci de manière critique. Cela pourrait constituer l'une de ses forces parce qu'elle renouvellerait, ainsi, les questions qu'elle se pose.
Votre poésie est jugée difficile; Labyrinthe est une forteresse.
Je voudrais d'abord rappeler que mon huitième recueil de poésie est paru en 2011 chez Vents d’ailleurs, en France. Depuis Labyrinthe, j'ai publié beaucoup d'autres poèmes dans des anthologies souvent bilingues; de nombreux inédits circulent, y compris dans les rames du métro parisien ou à la station Saint-Germain-des-Prés, comme cela est déjà arrivé. Je fais aussi des lectures dans de nombreux festivals à travers le monde. Deux chanteurs français ont mis quelques-uns de mes poèmes en musique et les chantent sur scène, les CD existent. Je souhaiterais donc qu'en Côte d'Ivoire l'on puisse penser que je n'en suis plus à Labyrinthe publié il y a 28 ans ! Je sais que quelques poèmes de ce recueil ont été étudiés dans les lycées et collèges en France mais aussi au Québec puisqu'ils ont été publiés dans des manuels scolaires. Si ma poésie était vraiment si difficile d'accès, elle ne circulerait pas hors des recueils, je suppose...Par ailleurs, j'ai eu deux prix en 2009 (Prix Antonio Vicarro) et en 2010 (Prix Gaston Miron) pour l'ensemble de mon œuvre poétique. J'ai donc envie de croire que ma poésie est lisible et audible.
Pourquoi « Les nègres n'iront jamais au paradis » comme vous l'avez écrit?
Les nègres n'iront jamais au paradis c'est le titre de mon quatrième roman, paru chez le Serpent à plumes en 2006. Ce n'est qu'un titre et de nombreux lecteurs ont tendance à réduire tout un roman à un titre, c'est dommage. Il a été traduiten espagnolen 2010. Et ceux qui prennent la peine de le lire voient bien de quoi je parle: des rapports entre l'Afrique et l'Europe (précisément la Côte d'Ivoire et la France). Mon personnage principal, Amédée Jonas Dieusérail dit Dieu, est de la Rochelle, cette ville dans laquelle j'ai vu des traces des premiers colons- parmi lesquels Marcel Treich-Laplène- venus en Côte d'Ivoire au nom de la République Française, à la fin du 19ème siècle. Ce personnage qui s'exclame "les nègres n'iront jamais au paradis » avoue avoir joué le rôle de "nègre" pour un ministre en Côte d'Ivoire. Du reste, il a tout fait dans sa vie...Et ses rapports avec l'Afrique passent aussi par les femmes.
Pensez-vous qu’une grande place aux créateurs et aux hommes de culture soit une condition du développement ?
Les créateurs doivent avoir une place de choix dans un pays, quel qu'il soit. Ce sont les meilleurs ambassadeurs d'un pays dans la mesure où, grâce à eux, ce pays peut avoir une place dans le monde en matière d'arts, de culture, de littérature, de cinéma. Par leur créativité, ils contribuent à la formation de l'imaginaire dans leur pays et ailleurs.
D'aucuns pensent que l'Afrique a besoin moins de littérature que l'occident
Pourquoi ferait-on de l'Afrique un cas particulier ? L'Afrique n'est pas un continent vide ou inhumain. Là, vivent des femmes, des enfants, des hommes qui ont soif de récits, d'histoires, d'arts, de littérature. La preuve, c'est que l'origine de la littérature orale, sur se continent, se perd dans la nuit des temps. Ce n'est pas parce que la faim peut sévir en ces lieux qu'il faut oublier l'essentiel: les nourritures pour l'imaginaire et pour l'esprit.
Les intellectuels africains n'ont-ils pas démissionné dans leur rôle d’éveilleurs et d'éclaireurs ?
T.B : Pourtant ils sont bien là, souvent conseillers dans des organes politiques. D'autres écrivent des livres. Chacun occupe l'espace qui convient à sa propre sensibilité et à ses convictions. Ils investissent aussi le cyberespace. Qui les lit? C’est la vraie question. Leurs mots sont-ils entendus? Et par qui?
A qui la faute si les Africains ne lisent pas ? Cette aversion de la lecture n’est-elle pas liée à la notre tradition orale ?
T.B : Je ne dis pas que les Africains ne lisent pas. Quand je dis "Qui nous lit ?" cela signifie : quels sont celles et ceux qui nous lisent? Et surtout est-ce que les décideurs nous lisent? Il n'y a pas, à mon avis, "d'aversion" pour la lecture. Pour la bonne raison que lire est une habitude: on apprend donc à lire et, malgré la culture qu'on a (tradition orale ou pas) on peut apprendre à lire. C'est une question d'éducation. Lire peut faire partie intégrante de l'éducation des enfants et des adultes.
Parlons un peu de notre continent…Après 50 ans d'indépendance, l’Afrique est encore à la traîne. Qu'est-ce qui explique ce retard ?
Il ne s'agit pas d'une course contre la montre avec ceux qui sont en avance et ceux qui ont du mal à démarrer. Et ce n'est pas tout un continent qui est à la traîne. Je crois que cette assertion que l'on entend partout mérite d'être nuancée.
Quand on construit un pays, chaque citoyen doit pouvoir apporter sa pierre à la mise en place de l'édifice commun, chacun selon sa compétence et ses mérites, quels que soient son lieu d'origine, ses appartenances et ses convictions politiques. La question du pluralisme politique est un problème dans nos pays. On organise et on gère les choses selon d'autres lois politiciennes ou familiales. Or, il se trouve que l'Afrique fait partie intégrante d'un monde globalisé où la seule règle qui semble prévaloir est d'ordre économique. Ce sont les intérêts marchands qui mènent le monde. On ne s'étonnera donc pas qu'il y ait des conflits et des drames humains dans tous les pays africains où il y a du pétrole et d'autres richesses du sous-sol. Et là où il y a d'autres matières premières, café et cacao par exemple, les pays ne sont pas à l'abri de l'échange inégal. Il y a, en effet, un problème de partage des richesses lié à un problème de gouvernance. Comment voulez-vous que les choses fonctionnent correctement et que le grand nombre puisse vivre heureux, dans de telles conditions? L'Afrique est à la fois une et multiple. A supposer que l'on passe en revue chacun des pays africains, on se rendrait compte qu'ils appartiennent à un même continent mais que chacun a des problèmes spécifiques à régler. On cite souvent l'exemple du Ghana, pays qui tient bon et se relève, c'est un bon exemple. Ce pays n'a rien à envier aujourd'hui, dans bien des domaines, à d'autres pays dits "développés". En effet, il va de soi qu'il n' y a pas partout en Afrique les mêmes projets de société (s'ils existent), la même politique linguistique, la même politique culturelle, le même type de rapport aux nouvelles technologies. Du point de vue de la gouvernance, il pourrait y avoir quelques caractéristiques communes. Dans certains domaines, je ne dirais pas que l'Afrique est à la traîne: nos expressions culturelles et notre créativité sont foisonnantes. Seulement, pourvu que l'on fasse confiance aux créateurs, que l'on les prenne pour ce qu'ils sont et qu'on leur accorde la place qu'ils méritent. Ce qui n'est pas souvent le cas.
A quelle condition, selon vous, l'Afrique émergera de la gadoue du sous-développement ?
Difficile de répondre à cette question: mon intime conviction est que, et je le dis souvent, nous manquons fondamentalement de projets de société dans la plupart des pays africains: c'est l'urgence qui nous impose ses lois y compris celle de la richesse matérielle. On bricole (ou on vole) pour "manger" aujourd'hui. Pense-t-on à demain?
Professeur de philo, écrivaine, quelles sont vos occupations actuelles ?
Je suis écrivaine et m'efforce de réaliser un projet d'écriture au long cours et multiforme. Et je fais aussi de la recherche: ce qui donne lieu à une autre forme d'écriture, celle de l'essai. Cela me prend beaucoup de temps.
Interview réalisée par
ETTY Macaire
A découvrir aussi
- RENCONTRE AVEC SIOBHAN DOWD, AUTEUR DE "ECRIVAINS EN PRISON"
- LA SORCELLERIE EN AFRIQUE: MYTHE OU RÉALITÉ? LE PR BOA THIEMELE LIVRE SON POINT DE VUE
- RENCONTRE AVEC HULO BAYLE GUILLABERT , écrivaine et éditrice franco‑sénégalaise :
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 284 autres membres