Coup de gueule/ Ces librairies d’infortune ou le fétichisme commercial
Chacun sa cabane, dira-t-on. C’est l’histoire de notre beau pays. Ici tout naît et disparait sous bons vents sans que personne ne lève le petit doigt. Peut-être parce que cela plaît aux autorités. Peut-être parce qu’on a trop à faire que s’occuper d’un problème de basse zone. Quoi encore ? C’est clément toute cette claque ! Le livre, ne l’oublions pas, n’est rien d’autre qu’un joli petit mot sur la lèvre supérieure de nos intellectuels. Regardez bien le visage d’un homme, qui par pur hasard, entre dans une librairie de la place et que l’une des vendeuses convainc étrangement d’acheter un livre, livre qui malgré tout lui apportera – c’est sûr – un plus dans sa petite vie d’une arrogante vanité, il en ressort le visage forcé et froissé comme un adolescent tiraillé par le divorce de ses parents.
Derrière une malversation limpide, une irrégularité monumentale, une concurrence déloyale, des situations quotidiennes ébréchées, des gestes compliqués et des mots choisis – quand même -, se révèle un portrait juste et sans cliché du passage d’un simple veinard au métier de libraire-faussaire. Ces libraires qui naissent sur le soleil d’un midi civil au bout d’une rentrée scolaire et qui referment tout de suite leurs portes au soir de sa clôture ! Et bien oui, l’on (re)connaît le talent de ces gens pour leurs histoires courtes, ils nous bluffent toujours par l’intensité de leurs scénarios, l’agilité et la complexité de leurs personnages, une indécence maîtrisée à la perfection en grand « petit » format. Car voici, dans cette « nouvelle aventure du Livre » – c’est ce qu’a dit le Ministre de tutelle - rien de mieux quand on est de vrais libraires, que de bouder le Livre inconsciemment, méchamment, d’une minute à l’autre, dans le monde impitoyable et fantastique de ces commerçants marrants. Cette joyeuse bande n’en finit pas de décorer leurs fables et d’exercer librement comme des féticheurs invisibles sur l’étendu du territoire, les autorités faisant les « morts », les yeux clos. Simplement parce que derrière cette pile de libraires-commerçants-fantômes qui n’apparaît qu’en pleine rentrée scolaire, rapidement, malveillamment, comme une colline de fourmis aigries, se cachent des éditeurs, des grands, non des moindres, qui avec un luth et des fanfares - pour dribler les impôts et ne pas payer les petits pourcentages dus aux libraires, aux vrais, aux vrais des vrais – ouvrent un espace pour vendre les livres scolaires détournés de l’attention et les livres piratés, volés aux auteurs, sans pudeur ni pansement. A côté, il y a cette autre catégorie palme d’or, ces « libraires par terre » qui eux, sans hypocrisie, ne se cachent même plus. Ils savent s’asseoir aux abords des rues de la capitale avec des livres piratés ou non. En Côte d’Ivoire, dans le secteur du livre, le marché d’occasion est plus important que la vente dans les librairies traditionnelles. La capitale des lettres quant à elle ne compte plus que quatre vraies librairies dignes de ce nom pour la quantité de leur offre et pour la qualité de leur espace d’exposition. Si ces librairies restent de loin les plus importants canaux de distribution pour ce secteur, sur les grandes artères ivoiriennes, se sont développées depuis de nombreuses années les librairies dites « par terre » ou d’occasion proposant des livres neufs et d’occasion à des prix misérables, concurrentiels. Manuels scolaires, littérature, dictionnaires, romans policiers, livres spécialisés attendent à même le sol un acheteur. Sous le soleil, les vendeurs de librairies par terre se font attentifs à la demande du client. Le prix annoncé est ensuite débattu. Ici, pas de gestion des stocks donc, comme dans les librairies traditionnelles qui doivent garantir le réassortiment. Tout est aléatoire, y compris les bénéfices.
Ces échoppes à livres d’occasion souvent tenues par des illettrés sont paradoxalement les principaux lieux de culture pour les lecteurs ivoiriens. Plus que les bibliothèques ou les librairies classiques, elles recèlent de livres rares et de documents riches. Et leur fréquentation instaure un type particulier de rapport au livre. Les libraires par terre, ce ne sont pas seulement ces petits vendeurs ambulants qui transportent des romans piratés, des classiques africains inscrits au programme de français dans nos lycées qu’ils ont démultipliés illégalement sur des photocopieuses couleur. Ce ne sont pas seulement les revendeurs de fournitures scolaires qui prospèrent pendant la rentrée scolaire.
Non, c’est plus que cela. Eux sont une race à part, ces libraires de l’informel qui vendent toutes sortes de livres dans une échappe au bord des ruelles ou sur des étals et parfois sur des nattes à même le sol. D’où leur nom. Il fut un temps où on les soupçonnait d’être des receleurs de livres volés et de racheter à vil prix les livres des mauvais écoliers pour les revendre plus chers aux parents. De nos jours, ils peuvent montrer patte blanche car ils ne se fournissent plus sur ce genre de minable marché, dorénavant leurs marchandises viennent des éditeurs ou des imprimeurs eux-mêmes, ou rarement de France ou de Belgique. Ce secteur bénéficie actuellement de la reconversion des bibliothèques en France, de leur abandon du livre en papier par le livre numérique. Aussi ces bibliothèques se débarrassent-elles de leurs vieux livres et c’est naturellement l’Afrique qui devient la poubelle du livre papier. Des containers de livres sont offerts à des associations qui opèrent sur le continent et les revendent aux brocanteurs.
En réalité, dans la nouvelle formule, et cela est à prendre très au sérieux, les éditeurs eux-mêmes, pour tricher et picorer un peu d’argent sur les droits de leurs auteurs – droits que beaucoup ne payent presque jamais – impriment des livres, et autour d’une réunion noire avec ces « faussaires par terre », ils leur donnent pouvoir de les vendre, et généralement à des prix parfois misérables, déclinant toute concurrence. Et quand ce ne sont pas les éditeurs, ce sont les imprimeurs eux-mêmes. Ayant dans leur caisse informatique la maquette du livre, ils se cachent derrière un voile et impriment les livres autant qu’ils veulent et avec la complicité aiguë des faussaires par terre et/ou des libraires-faussaires, ils se la coulent douce, avec ébats, sans débat. Ces librairies d’un autre genre ne désemplissent pas. Lycéens, étudiants, doctorants, passionnés de livres et curieux s’y rendent quotidiennement. Elles sont devenues le lieu privilégié des chineurs de livres rares et spécialisés, malgré l’absence de réglementation du secteur déploré par les vendeurs des plus importantes librairies d’Abidjan. Chacun leur tour, ils ouvrent et referment sans s’inquiéter de rien. Et le micro-monde de la littérature ivoirienne s’en va tout droit dans l’abîme. Tenez, il pleut !
Manchini Defela
in Le Nouveau Courrier du 17 mai 2013
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